Philippe Portier «En Europe du Nord, les Eglises protestantes ont accompagné la modernisation et la pluralisation de la société»
Par Bernadette Sauvaget — 13 février 2017 à 18:06 (mis à jour à 18:30)
A Oslo en 2016, lors du vote de l’Eglise de Norvège autorisant l’union religieuse homosexuelle.
A Oslo en 2016, lors du vote de l’Eglise de Norvège autorisant l’union religieuse homosexuelle. Photo Ole Martin Wold. Reuters
La Norvège vient de rompre avec l’Eglise luthérienne, jusqu’alors religion d’Etat. Un mouvement qui touche l’ensemble de l’Europe, confrontée au pluralisme religieux. L’historien et sociologue des religions compare les relations Eglises-Etat entre le nord et le sud de l’Europe.
Philippe Portier «En Europe du Nord, les Eglises protestantes ont accompagné la modernisation et la pluralisation de la société»
Loin d’être immuables, les rapports de l’Eglise et de l’Etat ne cessent d’évoluer, de se transformer en fonction de l’histoire des sociétés. Et le religieux ne menace pas partout le politique, comme le craignent certains. Le royaume de Norvège et l’Eglise luthérienne (protestante) ont très officiellement divorcé le 1er janvier. La fin du système de religion d’Etat avait été votée par le Parlement en 2012 après des années de débats. Cela signifie concrètement que les 1 250 pasteurs et évêques luthériens ne seront ni rémunérés par l’Etat ni nommés par le roi.
Pays voisin (également luthérien), la Suède avait instauré, dès l’an 2000, un régime de séparation entre l’Eglise et l’Etat. Selon l’historien et sociologue des religions Philippe Portier, spécialiste de la laïcité, un mouvement de fond se produit actuellement en Occident : une disparition progressive des religions d’Etat. Confrontés à l’évolution des sociétés, les régimes des cultes connaissent tous, peu ou prou, des réaménagements. Non sans polémiques…
Comme le montre l’exemple récent de la Norvège, les systèmes de religion d’Etat ne tendent-ils pas progressivement à disparaître ?
Ce phénomène est particulièrement observable en Europe du Nord. Le système de religions d’Etat concerne (ou a concerné) des pays comme l’Islande, le Danemark, l’Angleterre, la Finlande, la Suède, etc. Pour la Suède et la Norvège, il y a eu des séparations explicites. L’Eglise luthérienne n’y est plus officiellement religion d’Etat.
Ailleurs s’est produit ce que l’on peut appeler une séparation implicite. C’est le cas notamment au Danemark, où la sphère de la reconnaissance publique s’est ouverte. Sans couper formellement le lien entre l’Eglise luthérienne et l’Etat, plus de prérogatives ont été accordées à des communautés religieuses, notamment musulmanes, catholiques et juives. Inscrites sur des registres d’agrément, elles reçoivent des subventions pour leurs activités sociales, et leurs mariages religieux ont une valeur en droit civil. Dans un pays comme l’Angleterre, les écoles catholiques reçoivent des subventions publiques. Les systèmes de religion d’Etat se sont beaucoup assouplis. Ce vaste mouvement traduit une égalisation, encore imparfaite, des statuts des différents cultes.
Comment expliquez-vous ce mouvement ?
Auparavant, en Europe du Nord, la question du maintien d’une religion d’Etat ne se posait pas. Les populations y étaient homogènes, en très grande majorité luthériennes pour la Suède, le Danemark, la Norvège… Même ceux qui n’étaient pas membres de l’Eglise luthérienne admettaient qu’elle incarnait la nation.
Or, ces sociétés, comme les autres sociétés occidentales, ont connu, au cours des dernières décennies, un vaste mouvement de pluralisation interne, repérable dans les villes surtout. Le pluralisme religieux y est désormais une réalité. Ces pays accueillent des populations de religion musulmane, des communautés protestantes non luthériennes, des communautés bouddhistes, qui développent souvent une conception élargie de la liberté religieuse. Les «séculiers» (agnostiques ou athées non affiliés à une confession), en augmentation sensible depuis les années 70, demandent eux aussi une forme de reconnaissance, avoir le droit, par exemple, à des cours d’instruction morale qui ne soient pas marqués par la religion chrétienne. Dans ce contexte, il n’est pas possible pour l’Eglise d’Etat de maintenir sa prévalence juridique, d’autant que l’ordre constitutionnel de ces pays est fondé sur le principe d’égalité civile. A ce facteur interne s’ajoute un facteur externe. Les pays du nord de l’Europe sont soumis aux normes de la Cour européenne des droits de l’homme. De l’aveu même des dirigeants scandinaves, elles ont pesé dans leur choix. La Cour, certes, n’a pas en tant que telle de politique religieuse ; elle ne dit jamais "il faut en finir avec le système de religion d’Etat". Mais elle insiste cependant, dans ses décisions, sur l’obligation faite à l’Etat de ne pas discriminer ses citoyens.
Pourquoi les pays du nord de l’Europe se sont-ils accommodés aussi longtemps du système de religion d’Etat ?
Sa remise en cause est, de fait, assez récente. Les Eglises luthérienne ou anglicane, contrairement à ce qui se passait dans le catholicisme, ont accompagné le mouvement de l’histoire ; elles n’ont pas fait barrage aux évolutions de la société ; elles se sont accommodées, comme on le voit dans les textes du grand théologien danois du XIXe siècle Nikolai Grundtvig, du processus de reconnaissance des droits de l’homme et des libertés subjectives. Dès le milieu du XXe siècle, l’Eglise anglicane se montre favorable à la contraception, et bientôt aux droits des homosexuels. Elles ont accompagné la sécularisation de la société.
Pourquoi la culture est-elle si différente au nord et au sud de l’Europe ?
Au sud de l’Europe, les pays sont à dominante catholique. Dans sa théologie, l’Eglise catholique, tout au long du XIXe siècle, a récusé la modernisation. Sa pensée s’est construite contre le principe de souveraineté de l’Etat et le principe d’autonomie de l’individu. A cette époque, elle est demeurée attachée à l’idée que la loi de Dieu, donc de l’Eglise, doit l’emporter sur celle de l’Etat. Cette attitude a nourri un anticléricalisme bien plus épais qu’au nord de l’Europe, et, corrélativement, a contribué à structurer des projets de séparation des Eglises et de l’Etat.
En fait, contrairement à ce que l’on croit habituellement, les régimes des cultes ne sont pas des systèmes intangibles ?
Ils bougent constamment en fonction des défis que rencontrent les sociétés (la pluralisation aujourd’hui du fait, en partie, de la mondialisation) et des évolutions de l’esprit public. Le droit des cultes est un droit vivant, même si les changements sont ici plus lents que dans d’autres branches du droit, en raison de la cristallisation de l’imaginaire national autour d’une certaine configuration, historiquement déterminée, de la relation entre le politique et le religieux.
Le régime français de Séparation évolue-t-il lui aussi ?
Il est de fait travaillé par des interprétations et même des législations nouvelles. Depuis les années 60, nous avons vu se mettre en place une reconnaissance implicite du fait religieux qui s’accompagne - de plus en plus à partir des années 1990-2000 - d’un système de surveillance. Dans les deux cas, la logique est la même. Là où il y avait, selon le modèle légué par la loi de 1905, une séparation stricte des Eglises et de l’Etat, il y a maintenant des interactions fortes entre les deux catégories d’acteurs.
On peut prendre quelques exemples. La loi Debré de 1959, qui met en place un système de contrats entre l’Etat et les écoles privées, a connu depuis des extensions continuelles. Pour ce qui concerne l’aide à la construction de lieux de culte, là aussi les lignes ont bougé. En principe, la République ne subventionne aucun culte ; il existe pourtant désormais des financements indirects, comme les déductions fiscales pour les donateurs aux associations cultuelles. Parallèlement, l’Etat surveille bien plus qu’hier la sphère religieuse. Les deux lois sur le port du voile, celles de 2004 et 2010, en sont le signe.
Plus récemment, la loi El Khomri a introduit la possibilité pour les entreprises de mettre en place des règlements intérieurs imposant la neutralité religieuse dans les espaces de travail. C’est aussi une nouveauté. Ces évolutions, dans un sens et dans l’autre, traduisent la fin d’un système de séparation stricte.
Pourquoi la laïcité crée-t-elle autant de polémiques en France ?
C’est le produit d’une guerre des cultures qui n’a pas eu lieu ailleurs en Europe ! Au XIXe siècle, après la Révolution française, un discours catholique se met en place qui renvoie la France, fille aînée de l’Eglise, à ses racines chrétiennes. La France laïque, elle, ne se retrouve évidemment pas dans cette conception organique. Pour elle, ce qui fait nation, c’est l’addition des raisons individuelles. Dans d’autres pays, comme ceux du nord de l’Europe, la nation ne s’est pas constituée autour d’un discours de rupture entre religion et modernité. En situation de crise, comme aujourd’hui, ces discours, mis en place au XIXe siècle mais encore très prégnants, font l’objet d’un réemploi. Mais la crispation actuelle en France est aussi le produit d’une conjoncture de crise qui, sur le terrain politico-religieux, affecte aussi, en dépit de leurs histoires différentes, les autres pays européens.
Fondamentalement, n’est-ce pas la question de l’islam qui conduit les pays occidentaux à faire évoluer leur régime des cultes ?
C’est vrai, bien sûr. Mais il faut penser de manière plus globale, en insistant sur la pluralisation de nos sociétés. Une société démocratique est toujours amenée à prendre en compte la pluralité de ses composantes. Si les citoyens demandent des droits nouveaux, il est difficile, pourvu qu’ils ne mettent pas en cause l’ordre public, de les leur refuser. C’est cela qui provoque la transformation en cours du système des cultes.
Dans la plupart des pays, les gouvernements ont ainsi accordé des prérogatives inédites aux minorités religieuses, notamment mais pas exclusivement musulmanes, en leur accordant des aides financières pour leurs lieux de cultes ou des postes d’aumôniers dans les établissements publics, en reconnaissant aussi leurs structures de représentation, comme le Conseil français du culte musulman. Mais il reste que, face à cette pluralisation, les Etats valorisent aussi une culture nationale. C’est un moyen de discipliner la pluralisation. Nous avons vu poindre ainsi, dans les années 2000 en France, un discours sur l’identité nationale, elle-même reliée à la thématique des racines chrétiennes… Ces phénomènes se repèrent ailleurs en Europe.
Philippe Portier est l’auteur de l’Etat et les religions en France, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
Bernadette Sauvage
http://www.liberation.fr/debats/2017/02/13/philippe-portier-en-europe-du-nord-les-eglises-protestantes-ont-accompagne-la-modernisation-et-la-pl_1548237
Par Bernadette Sauvaget — 13 février 2017 à 18:06 (mis à jour à 18:30)
A Oslo en 2016, lors du vote de l’Eglise de Norvège autorisant l’union religieuse homosexuelle.
A Oslo en 2016, lors du vote de l’Eglise de Norvège autorisant l’union religieuse homosexuelle. Photo Ole Martin Wold. Reuters
La Norvège vient de rompre avec l’Eglise luthérienne, jusqu’alors religion d’Etat. Un mouvement qui touche l’ensemble de l’Europe, confrontée au pluralisme religieux. L’historien et sociologue des religions compare les relations Eglises-Etat entre le nord et le sud de l’Europe.
Philippe Portier «En Europe du Nord, les Eglises protestantes ont accompagné la modernisation et la pluralisation de la société»
Loin d’être immuables, les rapports de l’Eglise et de l’Etat ne cessent d’évoluer, de se transformer en fonction de l’histoire des sociétés. Et le religieux ne menace pas partout le politique, comme le craignent certains. Le royaume de Norvège et l’Eglise luthérienne (protestante) ont très officiellement divorcé le 1er janvier. La fin du système de religion d’Etat avait été votée par le Parlement en 2012 après des années de débats. Cela signifie concrètement que les 1 250 pasteurs et évêques luthériens ne seront ni rémunérés par l’Etat ni nommés par le roi.
Pays voisin (également luthérien), la Suède avait instauré, dès l’an 2000, un régime de séparation entre l’Eglise et l’Etat. Selon l’historien et sociologue des religions Philippe Portier, spécialiste de la laïcité, un mouvement de fond se produit actuellement en Occident : une disparition progressive des religions d’Etat. Confrontés à l’évolution des sociétés, les régimes des cultes connaissent tous, peu ou prou, des réaménagements. Non sans polémiques…
Comme le montre l’exemple récent de la Norvège, les systèmes de religion d’Etat ne tendent-ils pas progressivement à disparaître ?
Ce phénomène est particulièrement observable en Europe du Nord. Le système de religions d’Etat concerne (ou a concerné) des pays comme l’Islande, le Danemark, l’Angleterre, la Finlande, la Suède, etc. Pour la Suède et la Norvège, il y a eu des séparations explicites. L’Eglise luthérienne n’y est plus officiellement religion d’Etat.
Ailleurs s’est produit ce que l’on peut appeler une séparation implicite. C’est le cas notamment au Danemark, où la sphère de la reconnaissance publique s’est ouverte. Sans couper formellement le lien entre l’Eglise luthérienne et l’Etat, plus de prérogatives ont été accordées à des communautés religieuses, notamment musulmanes, catholiques et juives. Inscrites sur des registres d’agrément, elles reçoivent des subventions pour leurs activités sociales, et leurs mariages religieux ont une valeur en droit civil. Dans un pays comme l’Angleterre, les écoles catholiques reçoivent des subventions publiques. Les systèmes de religion d’Etat se sont beaucoup assouplis. Ce vaste mouvement traduit une égalisation, encore imparfaite, des statuts des différents cultes.
Comment expliquez-vous ce mouvement ?
Auparavant, en Europe du Nord, la question du maintien d’une religion d’Etat ne se posait pas. Les populations y étaient homogènes, en très grande majorité luthériennes pour la Suède, le Danemark, la Norvège… Même ceux qui n’étaient pas membres de l’Eglise luthérienne admettaient qu’elle incarnait la nation.
Or, ces sociétés, comme les autres sociétés occidentales, ont connu, au cours des dernières décennies, un vaste mouvement de pluralisation interne, repérable dans les villes surtout. Le pluralisme religieux y est désormais une réalité. Ces pays accueillent des populations de religion musulmane, des communautés protestantes non luthériennes, des communautés bouddhistes, qui développent souvent une conception élargie de la liberté religieuse. Les «séculiers» (agnostiques ou athées non affiliés à une confession), en augmentation sensible depuis les années 70, demandent eux aussi une forme de reconnaissance, avoir le droit, par exemple, à des cours d’instruction morale qui ne soient pas marqués par la religion chrétienne. Dans ce contexte, il n’est pas possible pour l’Eglise d’Etat de maintenir sa prévalence juridique, d’autant que l’ordre constitutionnel de ces pays est fondé sur le principe d’égalité civile. A ce facteur interne s’ajoute un facteur externe. Les pays du nord de l’Europe sont soumis aux normes de la Cour européenne des droits de l’homme. De l’aveu même des dirigeants scandinaves, elles ont pesé dans leur choix. La Cour, certes, n’a pas en tant que telle de politique religieuse ; elle ne dit jamais "il faut en finir avec le système de religion d’Etat". Mais elle insiste cependant, dans ses décisions, sur l’obligation faite à l’Etat de ne pas discriminer ses citoyens.
Pourquoi les pays du nord de l’Europe se sont-ils accommodés aussi longtemps du système de religion d’Etat ?
Sa remise en cause est, de fait, assez récente. Les Eglises luthérienne ou anglicane, contrairement à ce qui se passait dans le catholicisme, ont accompagné le mouvement de l’histoire ; elles n’ont pas fait barrage aux évolutions de la société ; elles se sont accommodées, comme on le voit dans les textes du grand théologien danois du XIXe siècle Nikolai Grundtvig, du processus de reconnaissance des droits de l’homme et des libertés subjectives. Dès le milieu du XXe siècle, l’Eglise anglicane se montre favorable à la contraception, et bientôt aux droits des homosexuels. Elles ont accompagné la sécularisation de la société.
Pourquoi la culture est-elle si différente au nord et au sud de l’Europe ?
Au sud de l’Europe, les pays sont à dominante catholique. Dans sa théologie, l’Eglise catholique, tout au long du XIXe siècle, a récusé la modernisation. Sa pensée s’est construite contre le principe de souveraineté de l’Etat et le principe d’autonomie de l’individu. A cette époque, elle est demeurée attachée à l’idée que la loi de Dieu, donc de l’Eglise, doit l’emporter sur celle de l’Etat. Cette attitude a nourri un anticléricalisme bien plus épais qu’au nord de l’Europe, et, corrélativement, a contribué à structurer des projets de séparation des Eglises et de l’Etat.
En fait, contrairement à ce que l’on croit habituellement, les régimes des cultes ne sont pas des systèmes intangibles ?
Ils bougent constamment en fonction des défis que rencontrent les sociétés (la pluralisation aujourd’hui du fait, en partie, de la mondialisation) et des évolutions de l’esprit public. Le droit des cultes est un droit vivant, même si les changements sont ici plus lents que dans d’autres branches du droit, en raison de la cristallisation de l’imaginaire national autour d’une certaine configuration, historiquement déterminée, de la relation entre le politique et le religieux.
Le régime français de Séparation évolue-t-il lui aussi ?
Il est de fait travaillé par des interprétations et même des législations nouvelles. Depuis les années 60, nous avons vu se mettre en place une reconnaissance implicite du fait religieux qui s’accompagne - de plus en plus à partir des années 1990-2000 - d’un système de surveillance. Dans les deux cas, la logique est la même. Là où il y avait, selon le modèle légué par la loi de 1905, une séparation stricte des Eglises et de l’Etat, il y a maintenant des interactions fortes entre les deux catégories d’acteurs.
On peut prendre quelques exemples. La loi Debré de 1959, qui met en place un système de contrats entre l’Etat et les écoles privées, a connu depuis des extensions continuelles. Pour ce qui concerne l’aide à la construction de lieux de culte, là aussi les lignes ont bougé. En principe, la République ne subventionne aucun culte ; il existe pourtant désormais des financements indirects, comme les déductions fiscales pour les donateurs aux associations cultuelles. Parallèlement, l’Etat surveille bien plus qu’hier la sphère religieuse. Les deux lois sur le port du voile, celles de 2004 et 2010, en sont le signe.
Plus récemment, la loi El Khomri a introduit la possibilité pour les entreprises de mettre en place des règlements intérieurs imposant la neutralité religieuse dans les espaces de travail. C’est aussi une nouveauté. Ces évolutions, dans un sens et dans l’autre, traduisent la fin d’un système de séparation stricte.
Pourquoi la laïcité crée-t-elle autant de polémiques en France ?
C’est le produit d’une guerre des cultures qui n’a pas eu lieu ailleurs en Europe ! Au XIXe siècle, après la Révolution française, un discours catholique se met en place qui renvoie la France, fille aînée de l’Eglise, à ses racines chrétiennes. La France laïque, elle, ne se retrouve évidemment pas dans cette conception organique. Pour elle, ce qui fait nation, c’est l’addition des raisons individuelles. Dans d’autres pays, comme ceux du nord de l’Europe, la nation ne s’est pas constituée autour d’un discours de rupture entre religion et modernité. En situation de crise, comme aujourd’hui, ces discours, mis en place au XIXe siècle mais encore très prégnants, font l’objet d’un réemploi. Mais la crispation actuelle en France est aussi le produit d’une conjoncture de crise qui, sur le terrain politico-religieux, affecte aussi, en dépit de leurs histoires différentes, les autres pays européens.
Fondamentalement, n’est-ce pas la question de l’islam qui conduit les pays occidentaux à faire évoluer leur régime des cultes ?
C’est vrai, bien sûr. Mais il faut penser de manière plus globale, en insistant sur la pluralisation de nos sociétés. Une société démocratique est toujours amenée à prendre en compte la pluralité de ses composantes. Si les citoyens demandent des droits nouveaux, il est difficile, pourvu qu’ils ne mettent pas en cause l’ordre public, de les leur refuser. C’est cela qui provoque la transformation en cours du système des cultes.
Dans la plupart des pays, les gouvernements ont ainsi accordé des prérogatives inédites aux minorités religieuses, notamment mais pas exclusivement musulmanes, en leur accordant des aides financières pour leurs lieux de cultes ou des postes d’aumôniers dans les établissements publics, en reconnaissant aussi leurs structures de représentation, comme le Conseil français du culte musulman. Mais il reste que, face à cette pluralisation, les Etats valorisent aussi une culture nationale. C’est un moyen de discipliner la pluralisation. Nous avons vu poindre ainsi, dans les années 2000 en France, un discours sur l’identité nationale, elle-même reliée à la thématique des racines chrétiennes… Ces phénomènes se repèrent ailleurs en Europe.
Philippe Portier est l’auteur de l’Etat et les religions en France, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
Bernadette Sauvage
http://www.liberation.fr/debats/2017/02/13/philippe-portier-en-europe-du-nord-les-eglises-protestantes-ont-accompagne-la-modernisation-et-la-pl_1548237