Vin et religions : liaisons troubles
par Frédéric Villain* - publié le 18/11/2016
Si la consommation de vin est jugée favorablement dans la Chine taoïste, tolérée avec modération par le judaïsme, elle est carrément suspecte en islam. L’imagerie catholique, en revanche, est très présente sur les étiquettes de bouteilles de vin produit en France.
Depuis 1859 a lieu, le troisième week-end du mois de novembre, la traditionnelle vente aux enchères des vins des Hospices de Beaune. Cette institution bourguignonne attire de nombreux visiteurs et exportateurs étrangers venus d’Europe, d’Amérique du Nord, du Japon ou de Chine. Tous les pays ne répondent pourtant pas présent à cet événement. C'est que, sans doute plus que tout autre breuvage, les religions entretiennent un rapport ambivalent au vin. Sa consommation, ou au contraire sa prohibition, est bien souvent le fruit de notre héritage religieux. Ce fait, loin d'être anodin, a des répercussions notables pour le développement du marché mondial du vin. Les professionnels de la filière ne s'y sont pas trompés : l'un des thèmes du dernier congrès VinoBravo, en octobre 2015, n’était-il pas « Les Dieux ont-ils soif ? » ?
De toutes les religions, le christianisme est sans conteste la plus intimement liée au vin. Le travail du raisin, symbole du « Sang du Christ » célébré lors du sacrement de l'Eucharistie, a été porté aux nues par les ordres religieux. Ils furent ainsi à l’origine de l’expansion des anciens vignobles romains ou grecs. Le vignoble bourguignon en est probablement le meilleur modèle. Un bref coup d’œil sur une mappemonde permet de constater que les plus gros pays producteurs de vin sont ceux qui ont des racines catholiques ou protestantes : l’Italie, la France et l’Espagne, suivies des États-Unis et de l’Australie.
Tolérée chez les juifs et les premiers musulmans
Mais toutes les religions du Livre n'ont pas manifesté autant d'intérêt pour le vin et l’exploitation des vignobles. Chez les juifs et les musulmans, la place du vin est plus ambivalente. Néanmoins, ce n’est pas tant la boisson en elle-même qui est condamnée, mais plutôt l'abus de consommation. Dans la Genèse, l’ivresse conduisit Loth et Noé à de graves dérives – l’inceste pour l’un, la nudité pour l’autre. Dans le judaïsme, cependant, le vin n’est pas frappé d’interdit, et reste même incontournable lors des grandes fêtes : un vin doux est par exemple consommé pour Rosh Hashana. La veille du jeûne de Kippour, le repas commence par le kiddouch (la bénédiction) du pain et du vin. La fête de Soukkot, quant à elle, coïncide avec la date probable des vendanges, et les « excellentes boissons » décrites par Néhémie (8, 10-12) peuvent s’apparenter à du vin nouveau. Enfin, lors de Pessah, obligation est faite de boire quatre coupes de vins. Une cinquième – celle d’Élie, qui ne sera pas bue –, est placée au centre de la table comme signe d’espoir de l’avènement du Messie. Et lors de la fête de Pourim, il est même permis de boire plus que de raison !
Le vin n’est pas absent du Coran, où il est même la boisson promise du Paradis : « Voici la prescription du Jardin promis à ceux qui craignent Dieu. Il y aura là des fleuves dont l’eau est incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent » (sourate 47, 15). Tolérée au début de l’ère coranique, sa consommation est pourtant rapidement jugée suspecte, comme le montre le verset 219 de la sourate 2 : « Ils t’interrogent au sujet du vin et du jeu de hasard ; dis : “ils comportent tous deux, pour les hommes, un grand péché et un avantage, mais le péché qui s’y trouve et plus grand que leur utilité” ». Le verset 90 de la sourate 5 achève de jeter l'anathème sur cette boisson : « Ô vous qui croyez, le vin (…) et les flèches divinatoires ne sont que des abominations, œuvres de Satan. Évitez cela, vous serez peut-être gagnants » . Cet interdit, plus ou moins respecté, a parfois été contourné selon les époques et les courants politiques, d'autant que la présence de communautés juives et chrétiennes en terre d'islam a permis la subsistance de vignobles.
Qu’en est-il des religions d'Extrême-Orient ? Tolérée dans l’hindouisme, la consommation d’alcool est expressément condamnée par le bouddhisme. Selon la tradition, c'est parce qu'un moine en état d'ivresse s'était rendu coupable d'avoir enfreint quatre préceptes fondamentaux du bouddhisme (ne pas nuire aux êtres vivants, ne pas prendre ce qui n'est pas donné, garder la maîtrise de ses sens, ne pas mentir), que le Bouddha décida d'en ajouter un cinquième : s’abstenir d’alcool.
Au contraire, dans la Chine taoïste, le vin, et même l’ivresse, sont considérés comme faisant pleinement partie de la vie. Le poète chinois Li Bai (701-762) écrivait : « Si le Ciel n’aimait pas le vin, il n’y aurait pas une constellation de vin au ciel. » Au Japon, le shintoïsme ne rejette pas l’alcool. Autre contrée, autres coutumes : c'est majoritairement l'alcool de riz qui est utilisé dans les rites, en particulier au moment du mariage, ou comme offrande aux dieux. Aussi l’engouement des Japonais et des Chinois pour les vins français n'a-t-il rien de surprenant, même si certaines appellations sont, dans leur nom même, encore gravées du sceau de leurs accointances chrétiennes.
« Le petit Jésus en culotte de velours »
C’est particulièrement le cas du Bourgogne « Beaune Grèves - Vigne de l’Enfant Jésus ». Son origine est intiment liée à l’histoire de France. Une carmélite de Beaune, Marguerite du Saint-Sacrement, fonde le 24 mars 1636, « la famille du saint Enfant Jésus ». La même année, « l’Enfant Jésus » aurait demandé à Marguerite de prier pour la naissance d’un dauphin pour la France attendu depuis plus de vingt-trois ans. Le 15 décembre 1637, tandis que tout le royaume espère la naissance d'un héritier au trône de Louis XIII, sœur Marguerite aurait été avertie de la grossesse d’Anne d'Autriche avant l'intéressée elle-même ! Devenu roi de France, Louis XIV, âgé de 20 ans, se rendra au carmel de Beaune en 1658 remercier les sœurs pour leurs prières. La renommée de Marguerite parvient aux oreilles d’un gentilhomme normand, le baron Gaston de Renty, qui, à Noël 1643, lui offre la statue de « l’Enfant Jésus », laquelle deviendra « le Petit Roi de Grâce ». En 1648, une parcelle de vigne offerte à Marguerite du Saint-Sacrement prend le nom de l’Enfant Jésus. La parcelle est rachetée en 1791 lors de la vente des biens nationaux. Ce n’est qu’à partir de 1865 qu’est élaborée et commercialisée cette cuvée de « Beaune Grèves » par la maison Bouchard Père & Fils. Un dessin de la statuette, offerte en 1643, orne désormais les étiquettes des bouteilles de cette cuvée.
Porter un nom et afficher une étiquette aussi connotés religieusement est-il un atout ou un obstacle à la vente ? La cuvée n’est l’objet d’aucune restriction pour l'export, au contraire, comme le revendique Anne Leroy-Baroin, de la Maison Bouchard Père & Fils : « Cette cuvée est emblématique pour nous. C’est une icône, tant par l’engouement que son nom suscite que par son style propre, sa veine si particulière. Sa renommée est telle que nos clients anglophones lui attribuent le surnom de “Baby Jesus”. Une expression bourguignonne, connue de tous les dégustateurs et autres spécialistes en vin, est d'ailleurs née dans le courant du siècle dernier pour en exprimer l'élégance et la subtilité d’un point de vue gustatif : “Le petit Jésus en culotte de velours”. Il est comme le “chouchou” de nos vins ; le fait de le servir à nos convives est perçu comme un honneur ». Ce grand vin, à consommer certes avec modération, offre incontestablement à l'amateur de vin des arômes divins.
(*) Diplômé de l’Institut universitaire de la Vigne et du Vin (Vin, Culture et Œnotourisme - Université de Bourgogne), membre du comité de dégustation de la revue « Bourgogne Aujourd’hui »
http://www.lemondedesreligions.fr/une/vin-et-religions-liaisons-troubles-18-11-2016-5950_115.php
par Frédéric Villain* - publié le 18/11/2016
Si la consommation de vin est jugée favorablement dans la Chine taoïste, tolérée avec modération par le judaïsme, elle est carrément suspecte en islam. L’imagerie catholique, en revanche, est très présente sur les étiquettes de bouteilles de vin produit en France.
Depuis 1859 a lieu, le troisième week-end du mois de novembre, la traditionnelle vente aux enchères des vins des Hospices de Beaune. Cette institution bourguignonne attire de nombreux visiteurs et exportateurs étrangers venus d’Europe, d’Amérique du Nord, du Japon ou de Chine. Tous les pays ne répondent pourtant pas présent à cet événement. C'est que, sans doute plus que tout autre breuvage, les religions entretiennent un rapport ambivalent au vin. Sa consommation, ou au contraire sa prohibition, est bien souvent le fruit de notre héritage religieux. Ce fait, loin d'être anodin, a des répercussions notables pour le développement du marché mondial du vin. Les professionnels de la filière ne s'y sont pas trompés : l'un des thèmes du dernier congrès VinoBravo, en octobre 2015, n’était-il pas « Les Dieux ont-ils soif ? » ?
De toutes les religions, le christianisme est sans conteste la plus intimement liée au vin. Le travail du raisin, symbole du « Sang du Christ » célébré lors du sacrement de l'Eucharistie, a été porté aux nues par les ordres religieux. Ils furent ainsi à l’origine de l’expansion des anciens vignobles romains ou grecs. Le vignoble bourguignon en est probablement le meilleur modèle. Un bref coup d’œil sur une mappemonde permet de constater que les plus gros pays producteurs de vin sont ceux qui ont des racines catholiques ou protestantes : l’Italie, la France et l’Espagne, suivies des États-Unis et de l’Australie.
Tolérée chez les juifs et les premiers musulmans
Mais toutes les religions du Livre n'ont pas manifesté autant d'intérêt pour le vin et l’exploitation des vignobles. Chez les juifs et les musulmans, la place du vin est plus ambivalente. Néanmoins, ce n’est pas tant la boisson en elle-même qui est condamnée, mais plutôt l'abus de consommation. Dans la Genèse, l’ivresse conduisit Loth et Noé à de graves dérives – l’inceste pour l’un, la nudité pour l’autre. Dans le judaïsme, cependant, le vin n’est pas frappé d’interdit, et reste même incontournable lors des grandes fêtes : un vin doux est par exemple consommé pour Rosh Hashana. La veille du jeûne de Kippour, le repas commence par le kiddouch (la bénédiction) du pain et du vin. La fête de Soukkot, quant à elle, coïncide avec la date probable des vendanges, et les « excellentes boissons » décrites par Néhémie (8, 10-12) peuvent s’apparenter à du vin nouveau. Enfin, lors de Pessah, obligation est faite de boire quatre coupes de vins. Une cinquième – celle d’Élie, qui ne sera pas bue –, est placée au centre de la table comme signe d’espoir de l’avènement du Messie. Et lors de la fête de Pourim, il est même permis de boire plus que de raison !
Le vin n’est pas absent du Coran, où il est même la boisson promise du Paradis : « Voici la prescription du Jardin promis à ceux qui craignent Dieu. Il y aura là des fleuves dont l’eau est incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent » (sourate 47, 15). Tolérée au début de l’ère coranique, sa consommation est pourtant rapidement jugée suspecte, comme le montre le verset 219 de la sourate 2 : « Ils t’interrogent au sujet du vin et du jeu de hasard ; dis : “ils comportent tous deux, pour les hommes, un grand péché et un avantage, mais le péché qui s’y trouve et plus grand que leur utilité” ». Le verset 90 de la sourate 5 achève de jeter l'anathème sur cette boisson : « Ô vous qui croyez, le vin (…) et les flèches divinatoires ne sont que des abominations, œuvres de Satan. Évitez cela, vous serez peut-être gagnants » . Cet interdit, plus ou moins respecté, a parfois été contourné selon les époques et les courants politiques, d'autant que la présence de communautés juives et chrétiennes en terre d'islam a permis la subsistance de vignobles.
Qu’en est-il des religions d'Extrême-Orient ? Tolérée dans l’hindouisme, la consommation d’alcool est expressément condamnée par le bouddhisme. Selon la tradition, c'est parce qu'un moine en état d'ivresse s'était rendu coupable d'avoir enfreint quatre préceptes fondamentaux du bouddhisme (ne pas nuire aux êtres vivants, ne pas prendre ce qui n'est pas donné, garder la maîtrise de ses sens, ne pas mentir), que le Bouddha décida d'en ajouter un cinquième : s’abstenir d’alcool.
Au contraire, dans la Chine taoïste, le vin, et même l’ivresse, sont considérés comme faisant pleinement partie de la vie. Le poète chinois Li Bai (701-762) écrivait : « Si le Ciel n’aimait pas le vin, il n’y aurait pas une constellation de vin au ciel. » Au Japon, le shintoïsme ne rejette pas l’alcool. Autre contrée, autres coutumes : c'est majoritairement l'alcool de riz qui est utilisé dans les rites, en particulier au moment du mariage, ou comme offrande aux dieux. Aussi l’engouement des Japonais et des Chinois pour les vins français n'a-t-il rien de surprenant, même si certaines appellations sont, dans leur nom même, encore gravées du sceau de leurs accointances chrétiennes.
« Le petit Jésus en culotte de velours »
C’est particulièrement le cas du Bourgogne « Beaune Grèves - Vigne de l’Enfant Jésus ». Son origine est intiment liée à l’histoire de France. Une carmélite de Beaune, Marguerite du Saint-Sacrement, fonde le 24 mars 1636, « la famille du saint Enfant Jésus ». La même année, « l’Enfant Jésus » aurait demandé à Marguerite de prier pour la naissance d’un dauphin pour la France attendu depuis plus de vingt-trois ans. Le 15 décembre 1637, tandis que tout le royaume espère la naissance d'un héritier au trône de Louis XIII, sœur Marguerite aurait été avertie de la grossesse d’Anne d'Autriche avant l'intéressée elle-même ! Devenu roi de France, Louis XIV, âgé de 20 ans, se rendra au carmel de Beaune en 1658 remercier les sœurs pour leurs prières. La renommée de Marguerite parvient aux oreilles d’un gentilhomme normand, le baron Gaston de Renty, qui, à Noël 1643, lui offre la statue de « l’Enfant Jésus », laquelle deviendra « le Petit Roi de Grâce ». En 1648, une parcelle de vigne offerte à Marguerite du Saint-Sacrement prend le nom de l’Enfant Jésus. La parcelle est rachetée en 1791 lors de la vente des biens nationaux. Ce n’est qu’à partir de 1865 qu’est élaborée et commercialisée cette cuvée de « Beaune Grèves » par la maison Bouchard Père & Fils. Un dessin de la statuette, offerte en 1643, orne désormais les étiquettes des bouteilles de cette cuvée.
Porter un nom et afficher une étiquette aussi connotés religieusement est-il un atout ou un obstacle à la vente ? La cuvée n’est l’objet d’aucune restriction pour l'export, au contraire, comme le revendique Anne Leroy-Baroin, de la Maison Bouchard Père & Fils : « Cette cuvée est emblématique pour nous. C’est une icône, tant par l’engouement que son nom suscite que par son style propre, sa veine si particulière. Sa renommée est telle que nos clients anglophones lui attribuent le surnom de “Baby Jesus”. Une expression bourguignonne, connue de tous les dégustateurs et autres spécialistes en vin, est d'ailleurs née dans le courant du siècle dernier pour en exprimer l'élégance et la subtilité d’un point de vue gustatif : “Le petit Jésus en culotte de velours”. Il est comme le “chouchou” de nos vins ; le fait de le servir à nos convives est perçu comme un honneur ». Ce grand vin, à consommer certes avec modération, offre incontestablement à l'amateur de vin des arômes divins.
(*) Diplômé de l’Institut universitaire de la Vigne et du Vin (Vin, Culture et Œnotourisme - Université de Bourgogne), membre du comité de dégustation de la revue « Bourgogne Aujourd’hui »
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