« Nous avons perdu le langage du deuil »
Recueilli par Marine Lamoureux, le 02/11/2016 à 6h28
Mis à jour le 02/11/2016 à 9h19
ENTRETIEN Dans une récente enquête du Crédoc, les Français témoignent d’une certaine difficulté à vivre le deuil dans la société d’aujourd’hui.
À l’occasion du 2 novembre, jour des morts, Tanguy Châtel, sociologue et auteur de Vivants jusqu’à la mort, qui a participé à l’étude, décrypte ces évolutions.
42 % des adultes déclarent <em>« avoir vécu un décès qui les a particulièrement touchés et être actuellement affectés par un deuil »</em>. ZOOM
42 % des adultes déclarent « avoir vécu un décès qui les a particulièrement touchés et être actuellement affectés par un deuil ». / Jan Becke/eyetronic - Fotolia
La Croix : Quatre Français sur dix se disent en deuil. Et pourtant, en dehors du prisme psychologique et médical, on en parle très peu…
Tanguy Châtel : « Oui, c’est tout le paradoxe. D’après l’étude du Crédoc, 42 % des adultes déclarent « avoir vécu un décès qui les a particulièrement touchés et être actuellement affectés par un deuil » et pourtant, cette thématique est un angle mort des politiques publiques. Quant à la société civile, elle y est relativement indifférente.
Le deuil semble aujourd’hui perçu comme quelque chose d’anormal ou comme « un accident » de la vie qu’il faudrait vite oublier en passant à autre chose. Bien sûr, cela n’empêche pas les personnes touchées par la perte d’un proche de vivre le deuil de manière intime. Mais l’enquête montre, notamment à travers les entretiens approfondis qui ont été menés en complément du volet quantitatif, que cette indifférence sociale peut être pesante. Et qu’à l’inverse, plus on est écoutés, soutenus, plus on crée du lien durant cette période délicate – pas seulement dans la sphère familiale mais aussi amicale et professionnelle –, plus le deuil est apaisé. Tout se passe comme si nous avions perdu le langage du deuil et la capacité à le porter collectivement.
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Comment en est-on arrivé là ?
T. C : Des dynamiques de fond sont en jeu. Le sociologue Alain Erhenberg a bien étudié la manière dont l’accélération des rythmes et le culte de la performance ont modifié nos perceptions. Au point de dévoyer le rôle joué par la perte et le deuil dans l’existence humaine : au lieu d’être des étapes qui construisent l’individu et le relient aux autres, ces moments décisifs sont désormais perçus comme de simples parenthèses dans une trajectoire tendue vers la réussite et le bonheur… Parallèlement les rites, essentiels en ce qu’ils constituent justement un langage, se perdent. Chez les Chrétiens, un temps de fête – la Toussaint – précède un temps de recueillement – le jour des morts. Or nombre de Français confondent aujourd’hui ces deux dates. Ils perdent, là encore, la dimension sociale du deuil sans parvenir encore à bâtir une ritualisation laïque.
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Comment retrouver cette dimension sociale ?
T. C : L’étude montre avant tout le besoin des personnes endeuillées d’être entendues. Il ne s’agit pas seulement de proposer une écoute passive, mais bien d’« être avec » les personnes affectées par la perte d’un proche, en trouvant la juste attitude entre une forme d’apitoiement qui ne serait d’aucun secours et la volonté de distraire à tout prix. Tout cela s’apprend : que le deuil est un processus normal, qu’il peut durer dans le temps sans pour autant être « pathologique » ; qu’il ne faut pas chercher à l’occulter à tout prix. La présence, le soutien, le fait de redonner sa place au deuil, tout cela est très important. »
Recueilli par Marine Lamoureux
La couverture du recueil <em>Parlons la mort.</em>
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