La "neutralité religieuse" dans l'entreprise votée au Sénat
OLIVIA ELKAIM ET PASCALE TOURNIER
CRÉÉ LE 16/06/2016 / MODIFIÉ LE 16/06/2016 À 15H50
Alors que la loi travail est actuellement examinée au Sénat, un amendement instaurant la possibilité d’une « neutralité religieuse » dans l'entreprise a été adopté par la droite et la gauche.
Le lien n'a jamais été explicite. Mais il était apparemment dans toutes les têtes, ce mardi 14 juin, au Sénat, au lendemain de l'assassinat d'un couple de policiers, à Magnanville (Yvelines) par un terroriste se revendiquant de Daech. Dans l’Hémicycle, le patron des sénateurs républicains Bruno Retailleau a même tonné un « Nous sommes en guerre » en écho à cet événement tragique, au moment de voter en faveur d’un amendement donnant la possibilité aux entreprises d'organiser la neutralité au travail, via le règlement intérieur. « Ne laissons aucun interstice dans nos entreprises dans lesquels s'engouffreraient immanquablement des individus (…) Gravons dans le marbre de la loi un principe d'endiguement », a-t-il affirmé. Le sénateur radical Jacques Mézard a même osé le jeu de mots douteux : « Ne nous voilons pas la face » à propos des difficultés qui se posent dans certaines firmes... Mais sans jamais parler ouvertement des musulman(e)s.
> Lire l'intégralité de la discussion sur cet amendement au Sénat
Porté par la sénatrice (PRG) Françoise Laborde, l’amendement voté dans le cadre de l’examen du projet de loi travail a été voté à l’unanimité, à l’exception des communistes qui se sont abstenus. Le but : apporter une sécurité juridique aux entreprises qui souhaitent une neutralité sur le lieu de travail et empêcher ainsi toute conviction des salariés, qu’elles soient politiques ou religieuses, de s’exprimer. « Les rebondissements judiciaires de l'affaire Babyloup ou la fragile jurisprudence Paprec ont révélé un vide juridique en la matière », explique la sénatrice (PRG) Françoise Laborde qui porte l’amendement. Dès le début, le gouvernement, par la voix de la ministre du Travail Myriam El Khomri, a soutenu l’idée. Lors de la première lecture du texte à l’Assemblée nationale, un amendement allant dans le même sens était même prévu. Mais à cause de l’utilisation du 49.3, il n’a pas pu être présenté.
Cet amendement fait écho à l'une des dispositions du préambule au projet de loi travail (le point 6 des principes Badinter qui ont inspiré la loi El Khomri) qui en mars dernier, avait provoqué de nombreuses réactions politiques et finalement, été supprimé. Reprenant la jurisprudence, il disait in extenso : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. » La rédaction du texte était tellement alambiquée qu’elle avait donné lieu à de mauvaises interprétations. Jean-François Copé, candidat à la primaire et chantre de la droite décomplexée, avait été le premier à croire (à tort) que c’était la porte ouverte au communautarisme. Marine Le Pen lui ayant ensuite emboîté le pas.
Dans le contexte post-attentat, alors que la droite se livre à une surenchère sécuritaire, pas étonnant si elle s’aligne sur la position du gouvernement concernant cet amendement « neutralité au travail ». « Aujourd’hui, il s’agit de nous protéger de la montée du communautarisme. Cela nous protège aussi, nous les catholiques », explique à La Vie le sénateur Jean-Baptiste Lemoyne, présent dans l’Hémicycle.
> À lire aussi : Petites manœuvres autour de la laïcité
Reste à savoir, si la disposition n’est pas contraire à la convention européenne des droits de l’homme qui pose la liberté de manifester ses convictions religieuses en privé et en public. Lors de la discussion au Sénat, bien des politiques, comme le patron des sénateurs socialistes Didier Guillaume, ont souligné cette tension mais cela ne les a pas empêchés de voter. Tous se sont reposés sur l’expertise du gouvernement : « Poser le principe de neutralité peut être justifié dans certaines situations », a rappelé Myriam El Khomri. La ministre fait sans doute référence à une récente affaire en de cours de plaidoirie à la Cour de justice de l’Union européenne. Une employée de confession musulmane conteste sa rupture de contrat prononcée à cause de son voile. L’avocat général a jugé légale l’interdiction du port du voile « dès lors qu’elle se fonde sur une règle interne de neutralité au travail ». Même si les avis de l’avocat général sont suivis, la Cour n’a pas encore rendu son arrêt.
Ainsi, pour l’avocat Franck Morel, coauteur de Un autre droit du travail est possible (Fayard), « on reste toujours limité par le principe fixé par la convention européenne des Droits de l’Homme. » Pour le juriste, l’amendement voté le 14 juin est aussi « redondant avec l’article L1321-3 du Code du travail » « Avec une disposition de cette nature change-t-on véritablement l’état du droit ? Ne s’agit-il pas là d’un affichage politique ? Ne sommes-nous pas face à un phénomène de droit bavard ? questionne-t-il. Il faut gérer le fait religieux en entreprise sans verser dans l’hystérie, de manière rationnelle et pratique. » L’amendement de Madame Laborde ne pose pas de manière précise, par exemple, la définition de ce que sont les « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ».
Lors du passage du texte en deuxième lecture à l'Assemblée, début juillet, l'amendement a beaucoup de chances d’être maintenu dans la loi, malgré le détricotage du reste du texte. Portée par la ministre elle-même, dans un contexte politique hystérisé par les attentats, il devrait rassembler une partie de la droite et de la gauche. Il y a quelques jours, le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, qui vient de publier son rapport annuel, avait fait état à La Vie des deux débats qui percutent le monde politique dans son ensemble : « Faut-il, d’un côté, une laïcité sereine ou plus ferme ou, de l’autre, une nouvelle définition de la laïcité, visant notamment la neutralité de l’espace public ? ». Il ne croyait pas si bien dire.
> Lire l'intégralité de la discussion au Sénat
OLIVIA ELKAIM ET PASCALE TOURNIER
CRÉÉ LE 16/06/2016 / MODIFIÉ LE 16/06/2016 À 15H50
Alors que la loi travail est actuellement examinée au Sénat, un amendement instaurant la possibilité d’une « neutralité religieuse » dans l'entreprise a été adopté par la droite et la gauche.
Le lien n'a jamais été explicite. Mais il était apparemment dans toutes les têtes, ce mardi 14 juin, au Sénat, au lendemain de l'assassinat d'un couple de policiers, à Magnanville (Yvelines) par un terroriste se revendiquant de Daech. Dans l’Hémicycle, le patron des sénateurs républicains Bruno Retailleau a même tonné un « Nous sommes en guerre » en écho à cet événement tragique, au moment de voter en faveur d’un amendement donnant la possibilité aux entreprises d'organiser la neutralité au travail, via le règlement intérieur. « Ne laissons aucun interstice dans nos entreprises dans lesquels s'engouffreraient immanquablement des individus (…) Gravons dans le marbre de la loi un principe d'endiguement », a-t-il affirmé. Le sénateur radical Jacques Mézard a même osé le jeu de mots douteux : « Ne nous voilons pas la face » à propos des difficultés qui se posent dans certaines firmes... Mais sans jamais parler ouvertement des musulman(e)s.
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Porté par la sénatrice (PRG) Françoise Laborde, l’amendement voté dans le cadre de l’examen du projet de loi travail a été voté à l’unanimité, à l’exception des communistes qui se sont abstenus. Le but : apporter une sécurité juridique aux entreprises qui souhaitent une neutralité sur le lieu de travail et empêcher ainsi toute conviction des salariés, qu’elles soient politiques ou religieuses, de s’exprimer. « Les rebondissements judiciaires de l'affaire Babyloup ou la fragile jurisprudence Paprec ont révélé un vide juridique en la matière », explique la sénatrice (PRG) Françoise Laborde qui porte l’amendement. Dès le début, le gouvernement, par la voix de la ministre du Travail Myriam El Khomri, a soutenu l’idée. Lors de la première lecture du texte à l’Assemblée nationale, un amendement allant dans le même sens était même prévu. Mais à cause de l’utilisation du 49.3, il n’a pas pu être présenté.
Cet amendement fait écho à l'une des dispositions du préambule au projet de loi travail (le point 6 des principes Badinter qui ont inspiré la loi El Khomri) qui en mars dernier, avait provoqué de nombreuses réactions politiques et finalement, été supprimé. Reprenant la jurisprudence, il disait in extenso : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. » La rédaction du texte était tellement alambiquée qu’elle avait donné lieu à de mauvaises interprétations. Jean-François Copé, candidat à la primaire et chantre de la droite décomplexée, avait été le premier à croire (à tort) que c’était la porte ouverte au communautarisme. Marine Le Pen lui ayant ensuite emboîté le pas.
Dans le contexte post-attentat, alors que la droite se livre à une surenchère sécuritaire, pas étonnant si elle s’aligne sur la position du gouvernement concernant cet amendement « neutralité au travail ». « Aujourd’hui, il s’agit de nous protéger de la montée du communautarisme. Cela nous protège aussi, nous les catholiques », explique à La Vie le sénateur Jean-Baptiste Lemoyne, présent dans l’Hémicycle.
> À lire aussi : Petites manœuvres autour de la laïcité
Reste à savoir, si la disposition n’est pas contraire à la convention européenne des droits de l’homme qui pose la liberté de manifester ses convictions religieuses en privé et en public. Lors de la discussion au Sénat, bien des politiques, comme le patron des sénateurs socialistes Didier Guillaume, ont souligné cette tension mais cela ne les a pas empêchés de voter. Tous se sont reposés sur l’expertise du gouvernement : « Poser le principe de neutralité peut être justifié dans certaines situations », a rappelé Myriam El Khomri. La ministre fait sans doute référence à une récente affaire en de cours de plaidoirie à la Cour de justice de l’Union européenne. Une employée de confession musulmane conteste sa rupture de contrat prononcée à cause de son voile. L’avocat général a jugé légale l’interdiction du port du voile « dès lors qu’elle se fonde sur une règle interne de neutralité au travail ». Même si les avis de l’avocat général sont suivis, la Cour n’a pas encore rendu son arrêt.
Ainsi, pour l’avocat Franck Morel, coauteur de Un autre droit du travail est possible (Fayard), « on reste toujours limité par le principe fixé par la convention européenne des Droits de l’Homme. » Pour le juriste, l’amendement voté le 14 juin est aussi « redondant avec l’article L1321-3 du Code du travail » « Avec une disposition de cette nature change-t-on véritablement l’état du droit ? Ne s’agit-il pas là d’un affichage politique ? Ne sommes-nous pas face à un phénomène de droit bavard ? questionne-t-il. Il faut gérer le fait religieux en entreprise sans verser dans l’hystérie, de manière rationnelle et pratique. » L’amendement de Madame Laborde ne pose pas de manière précise, par exemple, la définition de ce que sont les « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ».
Lors du passage du texte en deuxième lecture à l'Assemblée, début juillet, l'amendement a beaucoup de chances d’être maintenu dans la loi, malgré le détricotage du reste du texte. Portée par la ministre elle-même, dans un contexte politique hystérisé par les attentats, il devrait rassembler une partie de la droite et de la gauche. Il y a quelques jours, le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, qui vient de publier son rapport annuel, avait fait état à La Vie des deux débats qui percutent le monde politique dans son ensemble : « Faut-il, d’un côté, une laïcité sereine ou plus ferme ou, de l’autre, une nouvelle définition de la laïcité, visant notamment la neutralité de l’espace public ? ». Il ne croyait pas si bien dire.
> Lire l'intégralité de la discussion au Sénat