La "troisième guerre mondiale" selon le pape François
MARIE-LUCILE KUBACKI
CRÉÉ LE 16/11/2015 / MODIFIÉ LE 16/11/2015 À 11H33
« C'est un morceau [de troisième guerre mondiale]. Il n'y a pas de justification pour ces choses, ni religieuse, ni humaine. Cela n'est pas humain. C'est pourquoi je suis proche de tous ceux qui souffrent, de toute la France, que j'aime tant. » Au lendemain des attentats du 13 novembre, le pape, répondant à un journaliste de la télévision des évêques italiens TG2000 qui l'interroge à propos de la justification religieuse des attentats utilise l'expression : « morceau de troisième guerre mondiale ». Ce n'est pas la première fois.
La première fois que le pape a employé ces mots, c'est dans le vol de retour de Corée à Rome, où il cite quelqu'un qui lui a parlé de « troisième guerre mondiale ». La deuxième fois, c'est le 13 septembre 2014, dans une homélie prononcée au cimetière militaire de Redipuglia, en Italie, en hommage aux victimes de 1914-1918. Cette fois, il semble acter la nature d'une nouvelle forme de guerre : « Aujourd'hui encore, après le deuxième échec d'une autre guerre mondiale, on peut, peut-être, parler d'une troisième guerre mondiale combattue "par morceaux", avec des crimes, des massacres, des destructions… »
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Le 28 octobre 2014, lors de la rencontre avec les mouvements populaires, il développe sa pensée : « J’ai dit il n’y a pas longtemps, et je le répète, que nous vivons la troisième guerre mondiale, mais fragmentée. Il existe des systèmes économiques qui doivent faire la guerre pour survivre. Alors on fabrique et on vend des armes et ainsi les bilans des économies qui sacrifient l’homme sur l’autel de l’idole de l’argent réussissent évidemment à se rétablir. Et l’on ne pense pas aux enfants affamés dans les camps de réfugiés, on ne pense pas aux séparations forcées, on ne pense pas aux maisons détruites, on ne pense même pas aux nombreuses vies détruites. »
En juin 2015, lors de son voyage à Sarajevo dans les Balkans, il emploie à nouveau l'expression « troisième guerre mondiale livrée par morceaux » et ajoute que « dans le contexte de la communication globale, on perçoit un climat de guerre. » Cette fois, il va plus loin et fustige ceux qui veulent « créer et attiser délibérément » le climat de guerre, en particulier « ceux qui cherchent l’affrontement entre différentes cultures et civilisations, et aussi ceux qui spéculent sur les guerres pour vendre des armes et s’enrichir. »
Arrêter un agresseur injuste
Au delà du constat, François estime qu'il faut lutter concrètement contre cette guerre. Le 10 août 2014, il exhorte l'Onu à « tout faire » pour mettre un terme aux violences contre les chrétiens et autres minorités en Irak. Le 18 août, dans une conférence de presse à bord de l'avion qui le ramène de Corée du Sud, il précise, avec une formulation qui va faire grand bruit : « Dans ces cas où il y a une agression injuste, je peux seulement dire qu’il est licite d’arrêter l’agresseur injuste. Je souligne le verbe : arrêter. Je ne dis pas bombarder, faire la guerre, mais l’arrêter. Les moyens par lesquels on peut arrêter, devront être évalués. »
Au regard de ces changements, avec le développement mondial du terrorisme, le pape François aurait-il abandonné la posture de Paul VI, lançant son vibrant : « Plus jamais la guerre » ?
À la suite de Pie XII et du concile Vatican II, qui avaient vu comment les armes atomiques, biologiques et chimiques tendaient indistinctement à la destruction massive de villes et de civils (Gaudium et Spes n° 80), l’Église en était venue à délégitimer le recours éthique à la force pour rétablir la justice, et mettait l’accent sur la construction de la paix. Aucune guerre réelle ne pouvait alors se parer de la justice de la légitime défense. Dans la lignée de Benoît XV, pape élu en 1914, la guerre est toujours une « folie », une « catastrophe inutile », selon ses propres mots, ou une « aventure sans retour », selon ceux de Jean Paul II. Pourtant – et c’est le paradoxe – c’est bien la théorie de la « guerre juste » avec l’exigence de ses critères qui venait invalider la possibilité de recourir à la violence dans ces cas de guerres contemporaines.
En se prononçant sur la licéité d’arrêter un agresseur injuste dans le cadre du terrorisme, le pape a bien en vue le changement de nature de la guerre qui réclame un réexamen de ce qu’il est encore possible de faire. « Nos fronts ne sont plus continus comme les tranchées de 1914-1918, expliquait Luc Ravel, évêque aux armées, lors d'une conférence de presse donnée à l'occasion des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Les frontières ne sont plus fixes mais poreuses. Tous nos repères traditionnels s'effritent sous nos yeux. Les limites entre univers civil et militaire n'ont plus guère de sens, or tout notre droit international est construit sur cette distinction fondamentale. »
Réflexion sur la guerre, réflexion sur la paix
Avec sa recherche de moyens à évaluer pour arrêter l’injuste agresseur, le pape François s'inscrit de fait dans une position traditionnelle de l'Église à l’égard de la « guerre juste », comme ultime recours à la force quand le pacifisme absolu serait négation de la justice et signe d’une violence structurelle.
Le catéchisme universel reprend la liste des critères exigeants qui doivent présider à la légitimité du recours à la force : « – que le dommage infligé par l'agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain ; – que tous les autres moyens d'y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces ; – que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; – que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. »
Comme ses prédécesseurs, il retient la licéité du rétablissement de la justice et, comme eux, il privilégie la diplomatie et la recherche de consensus politique international. Comme ses prédécesseurs, enfin, sa réflexion sur la guerre, qui est tout autant une réflexion sur la paix, est fondée sur une dimension spirituelle et prophétique : « En allant plus profond, l'Apôtre Paul dit que la paix est don de Dieu parce qu’elle est fruit de sa réconciliation avec nous, déclarait-il à Sarajevo. L’homme peut devenir artisan de paix, seulement s’il se laisse réconcilier avec Dieu. »
Au cœur de cette démarche de réconciliation, la part la plus difficile est sans doute l'exhortation du Christ à aimer ses ennemis. « Quand vous êtes menacé dans votre vie, dans votre chair, comme nous le sommes tout le temps dans le pays par les actes terroristes ou par la guerre, vous ne vivez pas simplement une situation difficile, vous sentez la menace peser sur votre tête, déclarait fin 2014 Émile Shoufani, surnommé "le curé de Nazareth", lors de la remise du prix de l’Amitié judéo-chrétienne en France (AJCF). C’est à ce moment‐là que vous devez croire que l’autre ne vous menace pas, que vous pouvez vivre avec lui et lui parler. »