RWANDA
Peut-on pardonner après un génocide ?
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 05/06/2015
Jusqu’où peut-on pardonner ? Si la théologie et la philosophie abondent sur le thème, il est plus difficile de l’analyser sur le terrain. Benoît Guillou a réalisé une enquête au Rwanda, dans un contexte post-génocidaire. Dans Le Pardon est-il durable : une enquête au Rwanda*, le journaliste et docteur en sociologie donne la parole aux tueurs et aux victimes de ces massacres. L’enjeu : comprendre le rôle essentiel du pardon dans un processus de réconciliation.
De quel pardon parlons-nous ?
Cette notion polysémique est facilement galvaudée et instrumentalisée, à plus forte raison dans un contexte de post-génocide, une situation où le paysage politique demeure extrêmement polarisé. En philosophie et en théologie, il existe une littérature importante sur le thème du pardon. Pour tenter de repenser ce thème, je suis parti sur la base d’une enquête sur la vie après le génocide au Rwanda. J’ai fait plusieurs séjours dans ce pays entre 2003 et 2013.
Est-il possible de pardonner après un génocide ?
J’ai été surpris que la rhétorique du pardon soit omniprésente. Je dirais même qu’en l’espace de dix ans, de 1994 à 2004, le langage du pardon a pris une ampleur sans précédent dans l’histoire du Rwanda. Une multitude d’acteurs se saisissent du pardon. Ils peuvent être extérieurs : Jean-Paul II, l’archevêque anglican sud-africain Desmond Tutu, ou un représentant de l’Union européenne... Au Rwanda, le chef de l’État convoque lui aussi cette rhétorique religieuse pour conduire à l’« unité nationale ». L’Église catholique développe une multitude d’initiatives, du sommet de la hiérarchie aux communautés ecclésiales de base. En prenant cet objet d’étude, j’ai conscience qu’il y a quelque chose de l’ordre de la provocation, voire du sacrilège lorsque le pardon entrave la parole ou offre le moyen d’échapper à un procès. Après un crime de masse, les victimes ont le droit à la vérité, à la justice et à des mesures de réparation. Il est important de lutter contre l’impunité pour sortir des cycles de violence.
Peut-on considérer le pardon comme une alternative à la justice et à l’amnistie ?
La justice est un élément essentiel au lendemain d’un génocide. Mais quand elle fonctionne, la justice ne permet de juger que les gros poissons. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le pardon. Ce qui m’intéresse, c’est sur quoi fonder le lien social après un crime de masse. Le pardon est extra-judiciaire, extra-rationnel, extra-éthique. Il appartient à un autre domaine : celui de la métaphysique, du religieux ou du spirituel. Dans certains cas, le pardon est envisagé par des tueurs « repentis » pour échapper à la justice. Mais dans d’autres cas, plus rares, il arrive qu’un tueur reconnaisse son crime et la gravité de sa faute, et demande réellement pardon. Le pardon n’appartient pas au registre de la justice, mais les deux termes ne sont pas étrangers l’un à l’autre.
Le pardon se limite-t-il aux relations interpersonnelles ou peut-il avoir une portée sociale et politique ?
J’ai concentré mon enquête dans une paroisse rurale qui se situe à une heure de la capitale. En avril 1994, près de 6000 Tutsis ont été tués dans l’église, quelques jours après le dimanche de Pâques. Sans la participation de la population civile, des paysans hutus, le massacre n’aurait pas été aussi massif ni aussi rapide. Dans ce contexte, j’essaie de voir qui parle du pardon, avec quels objectifs. Le pardon ne se limite pas à la sphère strictement privée et religieuse, au contraire, il est éminemment politique. Sur la base de mon enquête, je dégage quatre pôles. D’abord, le pardon peut être envisagé par des victimes. Deuxièmement, par des tueurs. Troisième pôle : la communauté d’appartenance. Soit elle soutient une démarche de pardon, soit elle s’y oppose : les liens de filiation et de solidarité sont essentiels. Enfin, le quatrième pôle concerne les dispositifs mis en place par des autorités civiles, religieuses ou des ONG.
Ces dispositifs sont-ils une manière de faire des compromis, suivant le modèle de la Commission de la vérité et de réconciliation sud-africaine, mise en place par Nelson Mandela en 1995 ?
Tout au long de l’ouvrage, je décris des scènes de pardon et en conclusion, je propose quatre figures principales du pardon. Je parle d’un pardon-coercition : un pardon instrumentalisé par des acteurs religieux ou politiques pour extorquer la vérité et fabriquer de la « réconciliation » à tout prix. Vient ensuite le pardon-transaction. Un coupable accepte de reconnaître son crime et demande pardon, en échange d’une réduction de peine. Ce type de pardon peut aussi être envisagé par une victime, prête à pardonner, à condition que le tueur fasse le premier pas. Troisièmement, je distingue le pardon-révolution, lorsqu’une victime pardonne sans poser de condition. Vient, enfin, un pardon-réciprocité. J’ai pu l’observer dans de petites communautés ecclésiales de base. Il arrive que des familles établissent des liens de confiance, d’estime, des actes de solidarité et que, au nom du pardon, elles fassent émerger un récit partagé. On est dans le registre de la bienveillance et du respect. Il s’agit d’apprendre à vivre ensemble. Le Rwanda est un petit pays de 26 000 km2. On côtoie la famille de son tueur au quotidien, sur les marchés, au temple ou à l’église... Ce pardon de réciprocité réhabilite le compromis. Dans une certaine mesure, il est comparable à ce qui a été mis en place en Afrique du Sud. Dans ce cas, la pratique du pardon permet un apprentissage de l’exercice démocratique.
Les acteurs religieux ont participé à ce dispositif. Pourtant, la hiérarchie catholique a été accusée de collusion avec l’ancien pouvoir rwandais. Dans ces conditions, comment l’Église catholique a-t-elle pu jouer un rôle dans le processus de réconciliation ?
L’Église catholique peine à assumer son héritage. En 1990, sept des neuf évêques en exercice étaient Hutus. La plus haute autorité, l’archevêque de Kigali, était proche du président Juvénal Habyarimana. Entre 1959 et 1990, la Conférence des évêques n’a jamais dénoncé publiquement les massacres dont été victimes les Tutsis. Mais l’Église catholique n’est pas un bloc monolithique. Pendant le génocide, des chrétiens ont été tués, alors que d’autres ont pris part aux massacres. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment cette institution, sans doute la plus puissante après l’État, peut aujourd’hui contribuer à une paix sociale. L’Église a amorcé un aggiornamento, mais elle reste prudente et timorée. En revanche, sur les collines rurales, des communautés hutus et tutsis, au nom de leur foi et de valeurs partagées, essaient d’inventer des modalités du vivre-ensemble. Le pardon apparaît alors comme une ressource, aussi bien pour une victime que pour un tueur. Une ressource qui permet de voir et d’agir autrement pour surmonter au mieux l’irréparable.
Vous avez choisi de donner la parole aux acteurs, victimes comme auteurs de massacres. Quelle histoire vous a le plus touché ?
L’histoire de Xavérine et Karinda est frappante. Xavérine est une rescapée tutsie. En 1994, son mari et ses enfants ont été tués. Après une tentative de suicide, elle a vécu une période d’abattement complet. En l’espace de dix ans, elle est passée par différents stades. Petit à petit, elle s’est investie dans le domaine religieux, en intégrant des mouvements proches du Renouveau charismatique. Par une vie de prière intense, elle puise des ressources pour sortir de cette mémoire ruminante, de cet état de sidération. Ce qui est spécifique, c’est qu’elle accorde le pardon sans poser de conditions ni attendre l’exercice de la justice. Elle apparaît investie d’une « mission » : se convertir et convertir son environnement. Dans un deuxième temps, un de ses voisins, Karinda, âgé de 18 ans en 1994, est venu la voir et lui a expliqué comment se sont passés les massacres, comment il a tué son fils, reconnaissant la gravité de son acte.
Un tel pardon peut-il durer ?
Je me suis posé la question. Pour une victime ou un tueur, le pardon représente un coût psychologique et social. En demandant pardon, Karinda a dû quitter sa colline car il subissait des menaces de sa communauté, qui se considérait trahie. En lui pardonnant, Xavérine fait l’objet de critiques dans le village. On raconte qu’elle est la concubine du curé, ou qu’elle a été ensorcelée. Je me suis demandé comment elle faisait pour tenir. J’ai constaté qu’elle voulait recomposer sa vie sociale pour rester fidèle à ses nouveaux choix de vie. Souvent, chez une victime, le rapport entre le passé, le présent et l’avenir ne fonctionne plus. Désormais, Xavérine privilégie le temps présent ou un temps eschatologique. Elle évite de rencontrer des victimes trop virulentes ou dans la vengeance. Tous les jours, elle a une activité religieuse. Dans certaines conditions, on peut voir que le pardon peut s’inscrire dans la durée.
(*) Le Pardon est-il durable ? Une enquête au Rwanda, Benoît Guillou (Éditions François Bourin, 2014).
http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/peut-on-pardonner-apres-un-genocide-05-06-2015-4750_118.php
Peut-on pardonner après un génocide ?
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 05/06/2015
Jusqu’où peut-on pardonner ? Si la théologie et la philosophie abondent sur le thème, il est plus difficile de l’analyser sur le terrain. Benoît Guillou a réalisé une enquête au Rwanda, dans un contexte post-génocidaire. Dans Le Pardon est-il durable : une enquête au Rwanda*, le journaliste et docteur en sociologie donne la parole aux tueurs et aux victimes de ces massacres. L’enjeu : comprendre le rôle essentiel du pardon dans un processus de réconciliation.
De quel pardon parlons-nous ?
Cette notion polysémique est facilement galvaudée et instrumentalisée, à plus forte raison dans un contexte de post-génocide, une situation où le paysage politique demeure extrêmement polarisé. En philosophie et en théologie, il existe une littérature importante sur le thème du pardon. Pour tenter de repenser ce thème, je suis parti sur la base d’une enquête sur la vie après le génocide au Rwanda. J’ai fait plusieurs séjours dans ce pays entre 2003 et 2013.
Est-il possible de pardonner après un génocide ?
J’ai été surpris que la rhétorique du pardon soit omniprésente. Je dirais même qu’en l’espace de dix ans, de 1994 à 2004, le langage du pardon a pris une ampleur sans précédent dans l’histoire du Rwanda. Une multitude d’acteurs se saisissent du pardon. Ils peuvent être extérieurs : Jean-Paul II, l’archevêque anglican sud-africain Desmond Tutu, ou un représentant de l’Union européenne... Au Rwanda, le chef de l’État convoque lui aussi cette rhétorique religieuse pour conduire à l’« unité nationale ». L’Église catholique développe une multitude d’initiatives, du sommet de la hiérarchie aux communautés ecclésiales de base. En prenant cet objet d’étude, j’ai conscience qu’il y a quelque chose de l’ordre de la provocation, voire du sacrilège lorsque le pardon entrave la parole ou offre le moyen d’échapper à un procès. Après un crime de masse, les victimes ont le droit à la vérité, à la justice et à des mesures de réparation. Il est important de lutter contre l’impunité pour sortir des cycles de violence.
Peut-on considérer le pardon comme une alternative à la justice et à l’amnistie ?
La justice est un élément essentiel au lendemain d’un génocide. Mais quand elle fonctionne, la justice ne permet de juger que les gros poissons. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le pardon. Ce qui m’intéresse, c’est sur quoi fonder le lien social après un crime de masse. Le pardon est extra-judiciaire, extra-rationnel, extra-éthique. Il appartient à un autre domaine : celui de la métaphysique, du religieux ou du spirituel. Dans certains cas, le pardon est envisagé par des tueurs « repentis » pour échapper à la justice. Mais dans d’autres cas, plus rares, il arrive qu’un tueur reconnaisse son crime et la gravité de sa faute, et demande réellement pardon. Le pardon n’appartient pas au registre de la justice, mais les deux termes ne sont pas étrangers l’un à l’autre.
Le pardon se limite-t-il aux relations interpersonnelles ou peut-il avoir une portée sociale et politique ?
J’ai concentré mon enquête dans une paroisse rurale qui se situe à une heure de la capitale. En avril 1994, près de 6000 Tutsis ont été tués dans l’église, quelques jours après le dimanche de Pâques. Sans la participation de la population civile, des paysans hutus, le massacre n’aurait pas été aussi massif ni aussi rapide. Dans ce contexte, j’essaie de voir qui parle du pardon, avec quels objectifs. Le pardon ne se limite pas à la sphère strictement privée et religieuse, au contraire, il est éminemment politique. Sur la base de mon enquête, je dégage quatre pôles. D’abord, le pardon peut être envisagé par des victimes. Deuxièmement, par des tueurs. Troisième pôle : la communauté d’appartenance. Soit elle soutient une démarche de pardon, soit elle s’y oppose : les liens de filiation et de solidarité sont essentiels. Enfin, le quatrième pôle concerne les dispositifs mis en place par des autorités civiles, religieuses ou des ONG.
Ces dispositifs sont-ils une manière de faire des compromis, suivant le modèle de la Commission de la vérité et de réconciliation sud-africaine, mise en place par Nelson Mandela en 1995 ?
Tout au long de l’ouvrage, je décris des scènes de pardon et en conclusion, je propose quatre figures principales du pardon. Je parle d’un pardon-coercition : un pardon instrumentalisé par des acteurs religieux ou politiques pour extorquer la vérité et fabriquer de la « réconciliation » à tout prix. Vient ensuite le pardon-transaction. Un coupable accepte de reconnaître son crime et demande pardon, en échange d’une réduction de peine. Ce type de pardon peut aussi être envisagé par une victime, prête à pardonner, à condition que le tueur fasse le premier pas. Troisièmement, je distingue le pardon-révolution, lorsqu’une victime pardonne sans poser de condition. Vient, enfin, un pardon-réciprocité. J’ai pu l’observer dans de petites communautés ecclésiales de base. Il arrive que des familles établissent des liens de confiance, d’estime, des actes de solidarité et que, au nom du pardon, elles fassent émerger un récit partagé. On est dans le registre de la bienveillance et du respect. Il s’agit d’apprendre à vivre ensemble. Le Rwanda est un petit pays de 26 000 km2. On côtoie la famille de son tueur au quotidien, sur les marchés, au temple ou à l’église... Ce pardon de réciprocité réhabilite le compromis. Dans une certaine mesure, il est comparable à ce qui a été mis en place en Afrique du Sud. Dans ce cas, la pratique du pardon permet un apprentissage de l’exercice démocratique.
Les acteurs religieux ont participé à ce dispositif. Pourtant, la hiérarchie catholique a été accusée de collusion avec l’ancien pouvoir rwandais. Dans ces conditions, comment l’Église catholique a-t-elle pu jouer un rôle dans le processus de réconciliation ?
L’Église catholique peine à assumer son héritage. En 1990, sept des neuf évêques en exercice étaient Hutus. La plus haute autorité, l’archevêque de Kigali, était proche du président Juvénal Habyarimana. Entre 1959 et 1990, la Conférence des évêques n’a jamais dénoncé publiquement les massacres dont été victimes les Tutsis. Mais l’Église catholique n’est pas un bloc monolithique. Pendant le génocide, des chrétiens ont été tués, alors que d’autres ont pris part aux massacres. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment cette institution, sans doute la plus puissante après l’État, peut aujourd’hui contribuer à une paix sociale. L’Église a amorcé un aggiornamento, mais elle reste prudente et timorée. En revanche, sur les collines rurales, des communautés hutus et tutsis, au nom de leur foi et de valeurs partagées, essaient d’inventer des modalités du vivre-ensemble. Le pardon apparaît alors comme une ressource, aussi bien pour une victime que pour un tueur. Une ressource qui permet de voir et d’agir autrement pour surmonter au mieux l’irréparable.
Vous avez choisi de donner la parole aux acteurs, victimes comme auteurs de massacres. Quelle histoire vous a le plus touché ?
L’histoire de Xavérine et Karinda est frappante. Xavérine est une rescapée tutsie. En 1994, son mari et ses enfants ont été tués. Après une tentative de suicide, elle a vécu une période d’abattement complet. En l’espace de dix ans, elle est passée par différents stades. Petit à petit, elle s’est investie dans le domaine religieux, en intégrant des mouvements proches du Renouveau charismatique. Par une vie de prière intense, elle puise des ressources pour sortir de cette mémoire ruminante, de cet état de sidération. Ce qui est spécifique, c’est qu’elle accorde le pardon sans poser de conditions ni attendre l’exercice de la justice. Elle apparaît investie d’une « mission » : se convertir et convertir son environnement. Dans un deuxième temps, un de ses voisins, Karinda, âgé de 18 ans en 1994, est venu la voir et lui a expliqué comment se sont passés les massacres, comment il a tué son fils, reconnaissant la gravité de son acte.
Un tel pardon peut-il durer ?
Je me suis posé la question. Pour une victime ou un tueur, le pardon représente un coût psychologique et social. En demandant pardon, Karinda a dû quitter sa colline car il subissait des menaces de sa communauté, qui se considérait trahie. En lui pardonnant, Xavérine fait l’objet de critiques dans le village. On raconte qu’elle est la concubine du curé, ou qu’elle a été ensorcelée. Je me suis demandé comment elle faisait pour tenir. J’ai constaté qu’elle voulait recomposer sa vie sociale pour rester fidèle à ses nouveaux choix de vie. Souvent, chez une victime, le rapport entre le passé, le présent et l’avenir ne fonctionne plus. Désormais, Xavérine privilégie le temps présent ou un temps eschatologique. Elle évite de rencontrer des victimes trop virulentes ou dans la vengeance. Tous les jours, elle a une activité religieuse. Dans certaines conditions, on peut voir que le pardon peut s’inscrire dans la durée.
(*) Le Pardon est-il durable ? Une enquête au Rwanda, Benoît Guillou (Éditions François Bourin, 2014).
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