"De nombreux Polonais ignoraient qu'ils étaient juifs"
propos recueillis par Alice Papin - publié le 19/02/2014
Ida, long-métrage relatant l'histoire d'une nonne dans la Pologne des années 60, émeut les spectateurs depuis une semaine. L'occasion de revenir sur cette période avec Jean-Yves Potel, spécialiste de l'histoire contemporaine du pays de Jean-Paul II, qui nous parle d'antisémitisme, de communisme et de mémoire.
L'histoire de la pieuse Ida, qui découvre sa judéité déjà jeune femme, est-elle possible ?
Tout à fait. Le film se déroule en 1962. C'est une période où de nombreux Polonais ignoraient qu'ils étaient juifs. Certains ne le savent pas encore. Nés durant la Seconde Guerre mondiale ou juste avant, ils ont été cachés enfants dans des institutions religieuses ou laïques pour être protégés des nazis. Tout au long de leur éducation, jamais leurs origines n'ont été dévoilées. En Pologne, un prêtre très connu, Jakub Weksler Waszkinel, a appris à 33 ans qu'il était juif. Avant d'être tués dans un ghetto, ses parents l'ont confié à une paysanne catholique. A la mort de ses parents adoptifs, il a su. Aujourd'hui, vivant en Israël, il est déchiré entre les deux religions et déclare que son rabbin c'est Jésus-Christ.
En ce moment, la communauté juive polonaise connaît un renouveau : à la différence de la France ou de l'Allemagne, la communauté ne s'agrandit pas par l'extérieur mais essentiellement en interne par ceux qui, comme Ida, découvrent leur judéité sur le tard.
Comment s'exerçait l'antisémitisme dans la société polonaise durant la Seconde Guerre mondiale ?
L'antisémitisme était réel et fort avec des pogroms. Dans les premiers temps de la guerre, juifs et non juifs prennent part à la même armée. Mais très vite, les nazis vont multiplier les discriminations contre les juifs en les isolant dans des ghettos et en les massacrant. C'est la rupture. Au moment de la Shoah, la grande majorité de la population polonaise, qui elle-même subit une répression très forte, va devenir indifférente au sort des juifs. Chacun se replie sur soi. On observera néanmoins différents comportements : une minorité va aider les juifs, d'autres personnes vont les cacher et une autre fraction va devenir complice du crime. Cette complicité est variable selon les époques, les lieux, des villes aux campagnes. Ce n'est pas un antisémitisme institutionnalisé comme en France, avec Vichy, mais populaire qu'utilisent les nazis dans les villages. Nombreux sont les paysans qui vont participer au pillage des biens. Lorsque le régime communiste va s'installer au pouvoir, pour apaiser les mémoires, il va blanchir la responsabilité des Polonais vis-à-vis des juifs.
L'atmosphère de sortie de guerre montrée dans le film est lourde en tabous et en non-dits. Qu'en est-il en réalité ?
On est juste 20 ans après la guerre. En 2014, c'est se rappeler de la mort de François Mitterrand ; c'est hier. En 1962, toutes les personnes qui ont survécu à la guerre sont dans la force de l'âge. Ils ont la quarantaine ou la cinquantaine comme Wada, la tante d'Ida. La guerre a fait leur jeunesse. Cette guerre terrible, ils l'ont tous en tête et leurs paroles baignent dans la douleur. Encore maintenant, si vous vous rendez dans un village polonais où des juifs ont été tués, les vieux peuvent tous vous raconter dans les détails. Toute cette culture autour du jazz, montré avec brio dans le film, c'est typique des années 60. Une nouvelle génération essaye d'oublier et de vivre autre chose.
Est-ce une période où de nombreux Polonais se sont tournés vers la religion ?
Dans les années 60, c'est le cas de nombreux jeunes gens. Ce qu'espéraient les communistes, c'était le déclin des religions et c'est l'inverse qui s'est produit. Les églises n'ont jamais été aussi pleines que sous le régime soviétique. En témoigne cet événement qui a eu lieu dans la Lourdes polonaise, le 15 août 1956 : ce jour là, le chef de l'Église, le cardinal Stefan Wyszyński, relégué dans un monastère, n'a pas pu donner le discours pour lequel on l'attendait. En réaction, plusieurs millions de personnes manifestèrent. L'église catholique polonaise est la seule du bloc de l'Est à avoir réussi à imposer une certaine indépendance vis-à-vis des communistes. C'était une sorte d'Etat dans l'Etat qui pratiquait le compromis avec le régime mais qui avait sa propre autonomie.
La Pologne s'est-elle réappropriée depuis son histoire douloureuse à l'égard des juifs ?
Toutes les semaines sont organisés des débats publics autour de ces questions. Depuis une vingtaine d'années, les recherches historiques sont vives et nombreuses. On peut pointer quelques grands moments : dans les années 90, Lech Walesa a fait un discours contre l'antisémitisme polonais en demandant pardon. Il y a eu des manifestations, des déclarations, des monuments entre 1992 et 1995. Depuis les années 2000, tous les présidents ont pris position contre l'antisémitisme et ont appelé à l'ouverture de débat. Une réflexion sur la culture juive est aussi présente. D'ailleurs, Varsovie y consacrera un musée.
Pour aller plus loin :
> Jean-Yves Potel, La fin de l'innocence. La Pologne face à son passé juif, Autrement, 2009, 284 pages, 22 euros.
> Jean-Yves Potel, Les disparitions d'Anna Langfus, Noir sur blanc, 2014, 260 pages, 21 euros.
propos recueillis par Alice Papin - publié le 19/02/2014
Ida, long-métrage relatant l'histoire d'une nonne dans la Pologne des années 60, émeut les spectateurs depuis une semaine. L'occasion de revenir sur cette période avec Jean-Yves Potel, spécialiste de l'histoire contemporaine du pays de Jean-Paul II, qui nous parle d'antisémitisme, de communisme et de mémoire.
L'histoire de la pieuse Ida, qui découvre sa judéité déjà jeune femme, est-elle possible ?
Tout à fait. Le film se déroule en 1962. C'est une période où de nombreux Polonais ignoraient qu'ils étaient juifs. Certains ne le savent pas encore. Nés durant la Seconde Guerre mondiale ou juste avant, ils ont été cachés enfants dans des institutions religieuses ou laïques pour être protégés des nazis. Tout au long de leur éducation, jamais leurs origines n'ont été dévoilées. En Pologne, un prêtre très connu, Jakub Weksler Waszkinel, a appris à 33 ans qu'il était juif. Avant d'être tués dans un ghetto, ses parents l'ont confié à une paysanne catholique. A la mort de ses parents adoptifs, il a su. Aujourd'hui, vivant en Israël, il est déchiré entre les deux religions et déclare que son rabbin c'est Jésus-Christ.
En ce moment, la communauté juive polonaise connaît un renouveau : à la différence de la France ou de l'Allemagne, la communauté ne s'agrandit pas par l'extérieur mais essentiellement en interne par ceux qui, comme Ida, découvrent leur judéité sur le tard.
Comment s'exerçait l'antisémitisme dans la société polonaise durant la Seconde Guerre mondiale ?
L'antisémitisme était réel et fort avec des pogroms. Dans les premiers temps de la guerre, juifs et non juifs prennent part à la même armée. Mais très vite, les nazis vont multiplier les discriminations contre les juifs en les isolant dans des ghettos et en les massacrant. C'est la rupture. Au moment de la Shoah, la grande majorité de la population polonaise, qui elle-même subit une répression très forte, va devenir indifférente au sort des juifs. Chacun se replie sur soi. On observera néanmoins différents comportements : une minorité va aider les juifs, d'autres personnes vont les cacher et une autre fraction va devenir complice du crime. Cette complicité est variable selon les époques, les lieux, des villes aux campagnes. Ce n'est pas un antisémitisme institutionnalisé comme en France, avec Vichy, mais populaire qu'utilisent les nazis dans les villages. Nombreux sont les paysans qui vont participer au pillage des biens. Lorsque le régime communiste va s'installer au pouvoir, pour apaiser les mémoires, il va blanchir la responsabilité des Polonais vis-à-vis des juifs.
L'atmosphère de sortie de guerre montrée dans le film est lourde en tabous et en non-dits. Qu'en est-il en réalité ?
On est juste 20 ans après la guerre. En 2014, c'est se rappeler de la mort de François Mitterrand ; c'est hier. En 1962, toutes les personnes qui ont survécu à la guerre sont dans la force de l'âge. Ils ont la quarantaine ou la cinquantaine comme Wada, la tante d'Ida. La guerre a fait leur jeunesse. Cette guerre terrible, ils l'ont tous en tête et leurs paroles baignent dans la douleur. Encore maintenant, si vous vous rendez dans un village polonais où des juifs ont été tués, les vieux peuvent tous vous raconter dans les détails. Toute cette culture autour du jazz, montré avec brio dans le film, c'est typique des années 60. Une nouvelle génération essaye d'oublier et de vivre autre chose.
Est-ce une période où de nombreux Polonais se sont tournés vers la religion ?
Dans les années 60, c'est le cas de nombreux jeunes gens. Ce qu'espéraient les communistes, c'était le déclin des religions et c'est l'inverse qui s'est produit. Les églises n'ont jamais été aussi pleines que sous le régime soviétique. En témoigne cet événement qui a eu lieu dans la Lourdes polonaise, le 15 août 1956 : ce jour là, le chef de l'Église, le cardinal Stefan Wyszyński, relégué dans un monastère, n'a pas pu donner le discours pour lequel on l'attendait. En réaction, plusieurs millions de personnes manifestèrent. L'église catholique polonaise est la seule du bloc de l'Est à avoir réussi à imposer une certaine indépendance vis-à-vis des communistes. C'était une sorte d'Etat dans l'Etat qui pratiquait le compromis avec le régime mais qui avait sa propre autonomie.
La Pologne s'est-elle réappropriée depuis son histoire douloureuse à l'égard des juifs ?
Toutes les semaines sont organisés des débats publics autour de ces questions. Depuis une vingtaine d'années, les recherches historiques sont vives et nombreuses. On peut pointer quelques grands moments : dans les années 90, Lech Walesa a fait un discours contre l'antisémitisme polonais en demandant pardon. Il y a eu des manifestations, des déclarations, des monuments entre 1992 et 1995. Depuis les années 2000, tous les présidents ont pris position contre l'antisémitisme et ont appelé à l'ouverture de débat. Une réflexion sur la culture juive est aussi présente. D'ailleurs, Varsovie y consacrera un musée.
Pour aller plus loin :
> Jean-Yves Potel, La fin de l'innocence. La Pologne face à son passé juif, Autrement, 2009, 284 pages, 22 euros.
> Jean-Yves Potel, Les disparitions d'Anna Langfus, Noir sur blanc, 2014, 260 pages, 21 euros.