Le mot « Messie » et ses emplois dans la Bible hébraïque
Source : « Le Messie de la Bible », Paris, Desclée, 1978, p. 25-30
Nous venons de voir comment le terme de Messie se rapportait avant tout à une personnalité royale, chargée du bien de son peuple. Mais dans notre langage le mot est tellement lié à un bonheur extraordinaire qu’on est toujours tenté d’insister sur l’aspect « idéal » de ce monarque. Messianique semble toujours évoquer chez nos contemporains quelque chose de non réalisé, de futur assez chimérique. Le Messianisme semble détaché du Messie biblique au point que Klausner, ce grand érudit si ouvert, après quelques pages consacrées à des « allusions aux idées messianiques » dans les anciens textes bibliques, considérées comme « matériel embryonnaire », passe tout de suite aux « idées messianiques » chez Amos et Osée alors que le terme de Messie ne s’y rencontre pas une seule fois. Comme il le dit lui-même, il n’y a pas chez Amos « la moindre mention d’un Messie individuel [1]. Amos parle beaucoup de punition et de jugement, un peu de restauration ; il a un verset, contesté d’ailleurs, sur la maison de David qui sera reconstruite. Ce seraient des notions messianiques. En Osée, dit toujours Klausner, la punition touche à la réforme morale et c’est en Os 3,5 « que nous avons devant nous la première trace d’un Messie personnel [2], car il y est question du retour d’Israël vers David son roi. Si le Messie est un roi purement idéal, purement eschatologique en ce sens qu’on n’en verra rien avant la fin du monde, pourquoi et comment les Apôtres et la communauté du Nouveau Testament ont-ils pu être amenés à le reconnaître en la personne de Jésus de Nazareth ?
Laissant de côté le mot « eschatologique » qui prête lui-même à confusion [3], il nous faut partir du terme lui-même tel qu’il apparaît dans la Bible, quitte à voir comment au cours de l’histoire de la composition de la Bible en Israël, au sein du conflit des partis, il a pu se charger de sens nouveaux, mais jamais les textes anciens ne seront abandonnés ni leur sens premier [4]. C’est un problème d’histoire religieuse, mais à partir de textes où les mots ont leur signification précise au moment où ils sont employés.
On trouve dans la Bible 38 fois le mot meshiah-Messie. Si nous prenons les divisions de la Bible hébraïque, on le trouve :
1. Dans la Torah, 4 fois : L 4, 3.5.16 ; 6,15.
2. Dans les Premiers Prophètes, 18 fois, jamais dans les livres de Josué et des Juges, mais dans les livres de Samuel : 1 S 2,10.35 ; 12,3.5 ; 16,6 ; 24,7.11 ; 26,9.11.23 ; 26,16 ; 2 S 1,14.16.21 ; 19,22 ; 22,51 ; 23,1. Le terme disparaît du Livre des Rois.
3. Dans les Prophètes dits postérieurs, 2 fois seulement Ha 3,13 ; Is 45,1.
4. Dans les Hagiographes, 14 fois : dont 10 dans les Psaumes (2,2 ; 18,51 = 2 S 22,51 ; 20,7 ; 28,8 ; 89,39.52 ; 105,15 ; 132,10.17) 1 fois dans les Lamentations (4,20) ; 2 fois dans les Chroniques ; I Chr 16,22 = Ps 105,15) et 2 Chr. 6,42 ; enfin 2 fois dans Daniel (9,25 et 26).
La grande masse des emplois se trouve donc dans les livres de Samuel et dans les Psaumes. Il s’agit généralement du roi, mais avec ici et là des exceptions curieuses qu’il faudra expliquer. Dans le Lévitique il s’agit du grand prêtre, dans le Ps 105,15 des Patriarches, et en 2 S 2,21 du bouclier. Les exemples où la valeur du terme est la plus difficile à déterminer sont ceux des Psaumes car le recueil a été composé après la chute de la monarchie lorsqu’il n’y avait plus de roi vivant, et en Daniel 9 au langage déjà apocalyptique. Les textes qui nous donnent le sens primitif du terme sont certainement ceux des livres de Samuel qui traitent des débuts de la monarchie. On peut les répartir en trois catégories :
a) On parle du Messie en termes généraux. Ainsi le cantique d’Anne en 2 S 2 se termine au v. 10 où le « Messie » est mis en parallèle avec le « roi » qui reçoit sa force du Seigneur Dieu. Un peu plus loin, en 2, 35 un discours annonce la disparition de la maison du prêtre Héli et l’achèvement d’une nouvelle dynastie sacerdotale qui se tiendra « devant le Messie ». Celui-ci est donc un personnage considérable. C’est en effet ce qui est suggéré en 1 Sam 12,3 et 5. Un personnage aussi prestigieux que Samuel en sa vieillesse peut être appelé à comparaître devant Yahvé et son Mashîah, les deux personnes, divine et humaine, étant ainsi associées.
b) Dans une autre série de textes le Messie, c’est Saül. Mais la manière dont on en parle montre que ce n’est pas la personne de Saül qui est visée, c’est son office ou sa dignité. Ainsi en 1 S 24,6 et 11 David considère comme une monstruosité (halîlah lî) de porter la main sur le Messie du Seigneur et il interdit à ses hommes de porter la main sur lui, le messie, alors qu’il est à leur merci. Dans le récit parallèle de I Sam 26 qui paraît bien rapporter le même événement [5], il est quatre fois question du Messie. Quiconque porte la main sur lui ne peut être considéré comme innocent (v. 9). Ses serviteurs qui n’ont pas veillé sur lui sont par là-même coupables (v. 16). Parce que David n’a pas porté la main contre le Messie du Seigneur, celui-ci lui rendra selon sa justice (v. 23).
Le Messie est donc une personne qui participe à la sainteté, à la sacralité de Dieu même. C’est ce qui s’exprime en 2 S 1,14 et 16. David fait exécuter l’Amalécite qui a tué Saül et l’avait avoué. Ce n’est probablement pas un hasard que le même cantique d’Anne qui se termine sur le don fait par Dieu de « sa force à Son roi » et « la corne de son mashiah » mentionne au v. 2 la sainteté (qds) du Seigneur.
c) Une troisième série de textes concerne David, mais ici encore, David comme Messie est moins un individu qu’une fonction. Tout d’abord au ch. 16 lorsque Samuel vient soi-disant offrir un sacrifice à Bethléem chez les fils de Jessé, il croit avoir devant lui le Messie de Yahvé alors qu’il est en présence de l’aîné, Eliab.
Il faut ensuite attendre 2 S 19,22 pour retrouver le terme. Abishaï fils de Ceruyah, la sœur de David, estime que Shimeï mérite la mort car il a porté la main sur David, du moins en le maudissant et en lui lançant des pierres (cf 16,6). David s’y refuse mais, lors de son testament, il chargera Salomon, son fils et son héritier de ne pas laisser Shimeï impuni. L’offense avait été assez grave pour que la punition prenne place dans les dernières volontés du père (et l’on sait la valeur religieuse de ces dernières volontés) : Salomon saura l’exécuter avec fidélité. A Gilgal lors d’une sorte de nouvelle intronisation après la révolte d’Absalom « quelqu’un pourrait-il être mis à mort en ce jour » (19,23) ? En un tel jour prenait souvent place une amnistie, mais la faute n’en était pas absoute pour autant.
Un dernier texte, 2 S 23,1 introduit les dernières paroles de David où des éléments très archaïques venant des métaphores royales égyptiennes [6] sont jointes à des éléments qui s’accordent mal au reste [7]. En tout cas il commence par la titulature de David et, parmi ses titres, il est le Messie du Dieu de Jacob [8].
Quel est donc le sens de ce titre royal qui mettait le roi en rapport direct avec la divinité puisque l’expression usuelle est « le Messie de Yahvé », Yahvé pouvant être remplacé par « Dieu de Jacob » ou un pronom suffixe ?
Comme le disent les grammairiens, mashîah (Messie) est en effet un adjectif du type Qâtîl avec trois consonnes et deux voyelles, un â long qui doit disparaître devant le complément, et un î long beaucoup plus stable. Ce genre d’adjectifs est très souvent l’expression d’un passif comme ’âsîr, prisonnier, nâzîr, consacré, pâqîd, préposé, nâsi’, celui qui est élevé (en dignité), sâkîr, celui qui est loué (pour un salaire), hâsîd, celui qui est l’objet de la bienveillance divine, nâbî’, celui qui est appelé (à la fonction de prophète). Parfois cette forme d’adjectifs correspond à un ancien participe actif babylonien mais les textes du Livre de Samuel que nous venons de parcourir nous montrent le roi sous la mouvance de Yahvé, le dieu national d’Israël, de même que les anciens rois d’Akkad, Sargon et Naram-Sin étaient dits les « oints (pasisê) d’Anu » [9], le dieu suprême des Assyro-Babyloniens.
La racine mâshah d’où vient en effet le terme « meshîah de Yahvé » (ou mashiah, « oint ») veut dire « oindre ». C’est une action très concrète et qui ne se fait pas nécessairement avec de l’huile, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’huile. Ainsi lorsque le prophète Jérémie parle des constructions du roi Joyaqim, il mentionne du bois de cèdre que l’on peint en rouge [10]. Or le verbe que l’on est obligé de traduire par « peindre » est précisément mâshah. On étale sur une surface absorbante un liquide épais qui la pénètre. On peut ainsi imbiber d’huile des gâteaux (Lv 2,4 ; 7,12).
Le roi est « l’oint de Yahvé » car lors de son intronisation il recevait une onction d’huile [11] qui le mettait au service de la divinité. Pourquoi ce rite liturgique a-t-il été privilégié en Israël au point de désigner par excellence le roi qui répondrait à l’attente du peuple ? Pour le comprendre il faut tout d’abord faire connaissance avec l’idéologie royale des peuples qu’Israël voulut imiter à la fin du Ilème millénaire, ainsi qu’avec les rites qui l’exprimaient officiellement dans un riche symbolisme.
N’oublions pas en effet que lorsque le peuple demandait à Samuel de lui donner un roi, il demandait un roi « comme en ont les autres nations ». C’était le modèle étranger qu’il demandait d’imiter. La Bible a retenu que le roi devrait juger (1 S 8,6 ; cf. 20), c’est-à-dire dans le langage du temps prendre des décisions exécutoires, même contre les récalcitrants. Le roi devrait aussi « sortir devant les Israélites et combattre » (id. v. 20). C’est ainsi qu’il les sauverait (1 S 9,16) des puissances étrangères, Ammonites ou Philistins. Ce salut ne se ferait qu’au nom du Dieu national et militaire ; il n’en serait pas moins religieux. Nous allons rencontrer toute une série d’indices laissant clairement entendre que la demande populaire dépassait le simple domaine profane. Pour comprendre les réticences de Samuel et des auteurs bibliques, il faut donc au préalable connaître ces modèles étrangers que le peuple avait en tête.
Notes
[1]The Messianic Idea in Israël, New York, 1955, p. 44.