OHN HENRY NEWMAN
L’infaillibilité de l’Église : une nécessité
SOURCE : « ESSAI SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE », GENÈVE, AD SOLEM, 2007, P. 108-126
mardi 21 février 2012, par Blaise
Sommaire
J’ai déjà écrit à ce sujet, bien que d’un point de vue très différent de celui que j’adopte ici : « Les prophètes et les docteurs sont les interprètes de la révélation ; ils en expliquent et définissent les mystères, en éclairent les documents, en harmonisent le contenu, montrent la réalisation de ses promesses. Leur enseignement est un vaste système qui ne saurait être résumé en quelques assertions, ni renfermé dans un code ou un traité, mais qui consiste en un certain corps de vérité, imprégnant l’Eglise comme une atmosphère, et irrégulier dans sa forme en raison même de sa profusion et de son exubérance. Parfois on ne peut le distinguer qu’en pensée de la tradition épiscopale, mais parfois aussi il se perd en légendes et en fables. Il est en partie écrit, et en partie non écrit ; en partie simple interprétation de l’Écriture, en partie son complément ; en partie conservé sous des formes intellectuelles précises, et en partie latent dans le caractère et l’esprit des chrétiens. On le trouve répandu çà et là, dans le secret et sur les toits, dans les liturgies, les oeuvres de controverse, dans d’obscurs fragments, des sermons, dans des préjugés populaires et des coutumes locales. C’est ce que j’appelle la « tradition prophétique » ; elle existe primordialement au sein de l’Eglise elle-même, et reste consignée pour nous, selon la mesure déterminée par la Providence, dans les écrits d’hommes éminents. « Garde le dépôt qui t’a été confié [1] », enjoint saint Paul à Timothée ; il dit cela parce que, en raison de son étendue et de son caractère indéterminé, cette tradition est particulièrement exposée à la corruption, si l’Eglise manque de vigilance. C’est là le corps d’enseignements qui est offert à tous les chrétiens, encore aujourd’hui, bien que sous des formes et à des degrés différents de vérité, dans les diverses parties du monde chrétien ; c’est en partie un commentaire, en partie une addition aux articles du Credo [2] ».
S’il en est vraiment ainsi, on ne peut se passer d’une règle pour coordonner et authentiquer ces diverses expressions et conséquences de la doctrine chrétienne. Personne n’oserait soutenir que tous les points de notre croyance soient d’égale importance. « II y en a que nous pouvons appeler mineurs, les tenant pour vrais sans les imposer comme obligatoires ; il y a des vérités majeures et des vérités moindres, des points de foi nécessaire et d’autres qui ne sont que de pieuses croyances [3] ». La question est simplement celle-ci : comment pouvons-nous discriminer les points majeurs de ceux qui sont mineurs, et la vérité de l’erreur ?
3
Ce besoin d’une sanction qui fasse autorité apparaîtra encore davantage, si l’on considère, selon la suggestion de M. Guizot, que le christianisme, quoique présenté dans la prophétie comme un royaume, est entré dans le monde sous la forme d’une idée plutôt que d’une institution, qu’il a eu à s’envelopper d’un vêtement, à se pourvoir d’une armure de sa propre création, et à se forger lui-même des instruments et des méthodes pour sa progression et ses combats. Si les développements que nous avons appelés moraux doivent se produire avec quelque ampleur – et l’on ne voit guère comment le christianisme pourrait exister sans eux –, s’il faut définir, ne serait-ce que ses relations avec le gouvernement civil, ou les détails qui qualifient la vraie profession de foi chrétienne, une autorité est sûrement indispensable ; elle donnera de la précision à ce qui est vague, une assise ferme à ce qui restait empirique ; elle ratifiera les étapes successives d’un progrès si complexe, et garantira la validité des conclusions (inférences) qui doivent servir de prémisses à de nouvelles investigations.
Il est vrai que l’on peut, comme je le montrerai dans la suite, indiquer des marques pour reconnaître la fidélité des développements en général ; mais, si elles peuvent nous aider dans nos recherches et fortifier nos conclusions sur des points particuliers, elles restent insuffisantes pour guider les individus quand il s’agit d’un problème aussi vaste et aussi complexe que le christianisme. Elles ont un caractère scientifique, pour la controverse, mais non un caractère pratique ; elles sont des instruments pour arriver à des décisions correctes plutôt qu’une garantie de leur rectitude. Disons plus : elles permettent de répondre aux objections faites contre les décisions actuelles de l’autorité, plutôt qu’elles n’apportent des preuves de leur légitimité. Si donc il est probable, d’un côté, que des moyens nous seront accordés par Dieu pour reconnaître les développements vrais et légitimes de la révélation, il apparaît, de l’autre, que ces moyens doivent nécessairement être extérieurs aux développements eux-mêmes.
4
Nous allons donner dans cette section des raisons qui permettent de conclure que, dans la mesure où il y a probabilité de développements vrais, de doctrine et de pratique, au sein du plan divin, dans cette même mesure il y aura probabilité pour que ce plan ait ménagé une autorité extérieure pour en juger, pour les séparer de la masse de spéculations purement humaines, d’extravagances, de corruptions et d’erreurs au milieu de laquelle ils se produisent. Ce n’est pas autre chose que la doctrine de l’infaillibilité de l’Église ; car on entend par infaillibilité, je le suppose, le pouvoir de décider si telles ou telles assertions théologiques ou morales, en quelque quantité que ce soit, sont vraies.
5
Examinons avec soin l’état de la question. Si la doctrine chrétienne, telle qu’elle a été enseignée dès l’origine, est susceptible de développements fidèles et importants, comme nous l’avons soutenu dans la section précédente, c’est a priori un très fort argument en faveur de l’institution par Dieu d’un pouvoir qui mette le sceau de son autorité sur ces développements. La probabilité pour qu’ils soient reconnus comme vrais varie avec celle de leur vérité. Je dois concéder qu’il y a une différence entre l’idée de révéler et celle de garantir une vérité, et les deux choses sont souvent distinctes en fait. On trouve de par le monde des révélations diverses qui n’apportent avec elles aucune preuve de leur origine divine. Telles sont les suggestions intérieures et les lumières secrètes accordées à un si grand nombre de personnes ; telles sont les doctrines transmises chez les païens par tradition, cette « famille vague et dispersée de vérités religieuses, venues de Dieu à l’origine, mais errant de-ci de-là dans le monde, sans l’appui d’un miracle ou d’une demeure fixe, comme des pèlerins, et que seule une intelligence spirituelle peut discerner et séparer des légendes corrompues dont elles sont entremêlées [4] ».
Il n’y a rien de contradictoire dans la notion d’une révélation qui arriverait sans apporter la preuve qu’elle en est une ; exactement comme les sciences humaines, qui sont un don divin, mais auxquelles nous parvenons par nos facultés naturelles, sans qu’elles aient un titre à s’imposer à notre foi. Mais il n’en va pas de même du christianisme : c’est une révélation qui vient à nous comme telle, en bloc, objectivement, et en proclamant son infaillibilité ; et la seule question à résoudre pour nous concerne le contenu de cette révélation. Si donc les doctrines professées à l’origine entraînent comme conséquences naturelles et légitimes certaines grandes vérités, certains devoirs, certaines observances, il n’est que raisonnable d’inclure ces conséquences dans l’idée de la révélation elle-même, de les considérer comme en faisant partie ; et si la révélation n’est pas seulement vraie, mais garantie comme vraie, il faut admettre qu’elles tombent elles-mêmes sous le privilège de cette garantie. Le christianisme, à la différence des autres révélations de la volonté divine – sauf le judaïsme, dont il est la continuation –, est une religion objective, ou une révélation avec lettres de créance ; il est naturel, dis-je, de le regarder comme tel en bloc, et non pas seulement comme en partie sui generis, et en partie semblable aux autres. Tel il est au commencement, tel nous devons croire qu’il continue d’être ; si l’on accorde que certains amples développements sont vrais, ils doivent sûrement être accrédités comme tels.
6
On fait cependant souvent, in limine, à la doctrine de l’infaillibilité, une objection trop importante pour n’être pas prise en considération. Comme toute connaissance religieuse, dit-on, repose sur une preuve morale et non sur une démonstration, la croyance à l’infaillibilité de l’Eglise doit porter ce même caractère. Mais y a-t-il chose plus absurde qu’une infaillibilité probable, ou une certitude qui reposerait sur le doute ? – Je crois parce que je suis sûr, et je suis sûr parce que je suppose ! Admettons que le privilège de l’infaillibilité soit apte, quand on y croit, à unir tous les esprits dans une même confession ; le fait qu’il ait été accordé est aussi difficile à prouver que les développements qu’il doit prouver ; c’est donc une plaisanterie, et il est peu probable qu’il entre dans un plan divin. Les partisans de Rome, a-t-on allégué, « insistent sur la nécessité d’un guide en matière religieuse, comme argument pour prouver qu’un tel guide a réellement été accordé. Mais il est naturel de demander comment les individus sauront avec certitude que Rome est infaillible... Comment peut-il y avoir un moyen de convaincre infailliblement l’esprit de l’infaillibilité de Rome ? Quelle preuve peut-on concevoir qui aboutisse à autre chose qu’à la probabilité du fait ? Et quel avantage présente un guide infaillible, si ceux qui doivent être guidés n’ont après tout qu’une opinion – c’est le terme des théologiens romains –, sur son infaillibilité ? [5] »
7
Cet argument cependant, – excepté quand on l’emploie, comme c’était le cas dans ce passage, contre des adversaires qui voudraient exiger pour la vérité religieuse des preuves absolument parfaites –, est certainement fallacieux. Car alors, puisque, de l’aveu de tous, les apôtres étaient infaillibles, l’argument porte contre leur infaillibilité, ou celle de l’Écriture, aussi fortement que contre celle de l’Eglise ; personne n’osera dire que les apôtres étaient infaillibles en vain, et cependant nous n’avons de ce privilège qu’une certitude morale. Bien plus, si nous ne pouvons invoquer que des raisons probables en faveur de l’infaillibilité de l’Eglise, nous n’en avons pas davantage pour affirmer que certaines choses sont impossibles, d’autres nécessaires, d’autres encore vraies et certaines ; et par conséquent les mots infaillibilité, nécessité, vérité, certitude, devraient être rayés du vocabulaire. Mais pourquoi est-il plus illogique de parler d’une infaillibilité incertaine que d’une vérité douteuse, ou d’une nécessité contingente, expressions qui traduisent pourtant des idées claires et indéniables ? En réalité, nous jouons sur des mots lorsque nous employons des arguments de ce genre. Quand nous disons qu’une personne est infaillible, nous entendons simplement que ce qu’elle dit est toujours vrai, qu’on doit toujours le croire, ou toujours le faire. Ces propositions sont équivalentes à la première ; ou elles sont inadmissibles, ou il faut renoncer à l’idée d’infaillibilité. Une infaillibilité probable, c’est le privilège probable de ne jamais se tromper ; accepter la doctrine d’une infaillibilité probable, c’est montrer foi et obéissance à une personne, en se fondant sur la probabilité qu’elle ne se trompe jamais dans ses déclarations ou ses commandements. Qu’y a-t-il de contradictoire dans cette idée ? Quels que soient les moyens particuliers de déterminer l’infaillibilité, nous pouvons laisser de côté cette objection abstraite [6].
L’infaillibilité de l’Église : une nécessité
SOURCE : « ESSAI SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE », GENÈVE, AD SOLEM, 2007, P. 108-126
mardi 21 février 2012, par Blaise
Sommaire
J’ai déjà écrit à ce sujet, bien que d’un point de vue très différent de celui que j’adopte ici : « Les prophètes et les docteurs sont les interprètes de la révélation ; ils en expliquent et définissent les mystères, en éclairent les documents, en harmonisent le contenu, montrent la réalisation de ses promesses. Leur enseignement est un vaste système qui ne saurait être résumé en quelques assertions, ni renfermé dans un code ou un traité, mais qui consiste en un certain corps de vérité, imprégnant l’Eglise comme une atmosphère, et irrégulier dans sa forme en raison même de sa profusion et de son exubérance. Parfois on ne peut le distinguer qu’en pensée de la tradition épiscopale, mais parfois aussi il se perd en légendes et en fables. Il est en partie écrit, et en partie non écrit ; en partie simple interprétation de l’Écriture, en partie son complément ; en partie conservé sous des formes intellectuelles précises, et en partie latent dans le caractère et l’esprit des chrétiens. On le trouve répandu çà et là, dans le secret et sur les toits, dans les liturgies, les oeuvres de controverse, dans d’obscurs fragments, des sermons, dans des préjugés populaires et des coutumes locales. C’est ce que j’appelle la « tradition prophétique » ; elle existe primordialement au sein de l’Eglise elle-même, et reste consignée pour nous, selon la mesure déterminée par la Providence, dans les écrits d’hommes éminents. « Garde le dépôt qui t’a été confié [1] », enjoint saint Paul à Timothée ; il dit cela parce que, en raison de son étendue et de son caractère indéterminé, cette tradition est particulièrement exposée à la corruption, si l’Eglise manque de vigilance. C’est là le corps d’enseignements qui est offert à tous les chrétiens, encore aujourd’hui, bien que sous des formes et à des degrés différents de vérité, dans les diverses parties du monde chrétien ; c’est en partie un commentaire, en partie une addition aux articles du Credo [2] ».
S’il en est vraiment ainsi, on ne peut se passer d’une règle pour coordonner et authentiquer ces diverses expressions et conséquences de la doctrine chrétienne. Personne n’oserait soutenir que tous les points de notre croyance soient d’égale importance. « II y en a que nous pouvons appeler mineurs, les tenant pour vrais sans les imposer comme obligatoires ; il y a des vérités majeures et des vérités moindres, des points de foi nécessaire et d’autres qui ne sont que de pieuses croyances [3] ». La question est simplement celle-ci : comment pouvons-nous discriminer les points majeurs de ceux qui sont mineurs, et la vérité de l’erreur ?
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Ce besoin d’une sanction qui fasse autorité apparaîtra encore davantage, si l’on considère, selon la suggestion de M. Guizot, que le christianisme, quoique présenté dans la prophétie comme un royaume, est entré dans le monde sous la forme d’une idée plutôt que d’une institution, qu’il a eu à s’envelopper d’un vêtement, à se pourvoir d’une armure de sa propre création, et à se forger lui-même des instruments et des méthodes pour sa progression et ses combats. Si les développements que nous avons appelés moraux doivent se produire avec quelque ampleur – et l’on ne voit guère comment le christianisme pourrait exister sans eux –, s’il faut définir, ne serait-ce que ses relations avec le gouvernement civil, ou les détails qui qualifient la vraie profession de foi chrétienne, une autorité est sûrement indispensable ; elle donnera de la précision à ce qui est vague, une assise ferme à ce qui restait empirique ; elle ratifiera les étapes successives d’un progrès si complexe, et garantira la validité des conclusions (inférences) qui doivent servir de prémisses à de nouvelles investigations.
Il est vrai que l’on peut, comme je le montrerai dans la suite, indiquer des marques pour reconnaître la fidélité des développements en général ; mais, si elles peuvent nous aider dans nos recherches et fortifier nos conclusions sur des points particuliers, elles restent insuffisantes pour guider les individus quand il s’agit d’un problème aussi vaste et aussi complexe que le christianisme. Elles ont un caractère scientifique, pour la controverse, mais non un caractère pratique ; elles sont des instruments pour arriver à des décisions correctes plutôt qu’une garantie de leur rectitude. Disons plus : elles permettent de répondre aux objections faites contre les décisions actuelles de l’autorité, plutôt qu’elles n’apportent des preuves de leur légitimité. Si donc il est probable, d’un côté, que des moyens nous seront accordés par Dieu pour reconnaître les développements vrais et légitimes de la révélation, il apparaît, de l’autre, que ces moyens doivent nécessairement être extérieurs aux développements eux-mêmes.
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Nous allons donner dans cette section des raisons qui permettent de conclure que, dans la mesure où il y a probabilité de développements vrais, de doctrine et de pratique, au sein du plan divin, dans cette même mesure il y aura probabilité pour que ce plan ait ménagé une autorité extérieure pour en juger, pour les séparer de la masse de spéculations purement humaines, d’extravagances, de corruptions et d’erreurs au milieu de laquelle ils se produisent. Ce n’est pas autre chose que la doctrine de l’infaillibilité de l’Église ; car on entend par infaillibilité, je le suppose, le pouvoir de décider si telles ou telles assertions théologiques ou morales, en quelque quantité que ce soit, sont vraies.
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Examinons avec soin l’état de la question. Si la doctrine chrétienne, telle qu’elle a été enseignée dès l’origine, est susceptible de développements fidèles et importants, comme nous l’avons soutenu dans la section précédente, c’est a priori un très fort argument en faveur de l’institution par Dieu d’un pouvoir qui mette le sceau de son autorité sur ces développements. La probabilité pour qu’ils soient reconnus comme vrais varie avec celle de leur vérité. Je dois concéder qu’il y a une différence entre l’idée de révéler et celle de garantir une vérité, et les deux choses sont souvent distinctes en fait. On trouve de par le monde des révélations diverses qui n’apportent avec elles aucune preuve de leur origine divine. Telles sont les suggestions intérieures et les lumières secrètes accordées à un si grand nombre de personnes ; telles sont les doctrines transmises chez les païens par tradition, cette « famille vague et dispersée de vérités religieuses, venues de Dieu à l’origine, mais errant de-ci de-là dans le monde, sans l’appui d’un miracle ou d’une demeure fixe, comme des pèlerins, et que seule une intelligence spirituelle peut discerner et séparer des légendes corrompues dont elles sont entremêlées [4] ».
Il n’y a rien de contradictoire dans la notion d’une révélation qui arriverait sans apporter la preuve qu’elle en est une ; exactement comme les sciences humaines, qui sont un don divin, mais auxquelles nous parvenons par nos facultés naturelles, sans qu’elles aient un titre à s’imposer à notre foi. Mais il n’en va pas de même du christianisme : c’est une révélation qui vient à nous comme telle, en bloc, objectivement, et en proclamant son infaillibilité ; et la seule question à résoudre pour nous concerne le contenu de cette révélation. Si donc les doctrines professées à l’origine entraînent comme conséquences naturelles et légitimes certaines grandes vérités, certains devoirs, certaines observances, il n’est que raisonnable d’inclure ces conséquences dans l’idée de la révélation elle-même, de les considérer comme en faisant partie ; et si la révélation n’est pas seulement vraie, mais garantie comme vraie, il faut admettre qu’elles tombent elles-mêmes sous le privilège de cette garantie. Le christianisme, à la différence des autres révélations de la volonté divine – sauf le judaïsme, dont il est la continuation –, est une religion objective, ou une révélation avec lettres de créance ; il est naturel, dis-je, de le regarder comme tel en bloc, et non pas seulement comme en partie sui generis, et en partie semblable aux autres. Tel il est au commencement, tel nous devons croire qu’il continue d’être ; si l’on accorde que certains amples développements sont vrais, ils doivent sûrement être accrédités comme tels.
6
On fait cependant souvent, in limine, à la doctrine de l’infaillibilité, une objection trop importante pour n’être pas prise en considération. Comme toute connaissance religieuse, dit-on, repose sur une preuve morale et non sur une démonstration, la croyance à l’infaillibilité de l’Eglise doit porter ce même caractère. Mais y a-t-il chose plus absurde qu’une infaillibilité probable, ou une certitude qui reposerait sur le doute ? – Je crois parce que je suis sûr, et je suis sûr parce que je suppose ! Admettons que le privilège de l’infaillibilité soit apte, quand on y croit, à unir tous les esprits dans une même confession ; le fait qu’il ait été accordé est aussi difficile à prouver que les développements qu’il doit prouver ; c’est donc une plaisanterie, et il est peu probable qu’il entre dans un plan divin. Les partisans de Rome, a-t-on allégué, « insistent sur la nécessité d’un guide en matière religieuse, comme argument pour prouver qu’un tel guide a réellement été accordé. Mais il est naturel de demander comment les individus sauront avec certitude que Rome est infaillible... Comment peut-il y avoir un moyen de convaincre infailliblement l’esprit de l’infaillibilité de Rome ? Quelle preuve peut-on concevoir qui aboutisse à autre chose qu’à la probabilité du fait ? Et quel avantage présente un guide infaillible, si ceux qui doivent être guidés n’ont après tout qu’une opinion – c’est le terme des théologiens romains –, sur son infaillibilité ? [5] »
7
Cet argument cependant, – excepté quand on l’emploie, comme c’était le cas dans ce passage, contre des adversaires qui voudraient exiger pour la vérité religieuse des preuves absolument parfaites –, est certainement fallacieux. Car alors, puisque, de l’aveu de tous, les apôtres étaient infaillibles, l’argument porte contre leur infaillibilité, ou celle de l’Écriture, aussi fortement que contre celle de l’Eglise ; personne n’osera dire que les apôtres étaient infaillibles en vain, et cependant nous n’avons de ce privilège qu’une certitude morale. Bien plus, si nous ne pouvons invoquer que des raisons probables en faveur de l’infaillibilité de l’Eglise, nous n’en avons pas davantage pour affirmer que certaines choses sont impossibles, d’autres nécessaires, d’autres encore vraies et certaines ; et par conséquent les mots infaillibilité, nécessité, vérité, certitude, devraient être rayés du vocabulaire. Mais pourquoi est-il plus illogique de parler d’une infaillibilité incertaine que d’une vérité douteuse, ou d’une nécessité contingente, expressions qui traduisent pourtant des idées claires et indéniables ? En réalité, nous jouons sur des mots lorsque nous employons des arguments de ce genre. Quand nous disons qu’une personne est infaillible, nous entendons simplement que ce qu’elle dit est toujours vrai, qu’on doit toujours le croire, ou toujours le faire. Ces propositions sont équivalentes à la première ; ou elles sont inadmissibles, ou il faut renoncer à l’idée d’infaillibilité. Une infaillibilité probable, c’est le privilège probable de ne jamais se tromper ; accepter la doctrine d’une infaillibilité probable, c’est montrer foi et obéissance à une personne, en se fondant sur la probabilité qu’elle ne se trompe jamais dans ses déclarations ou ses commandements. Qu’y a-t-il de contradictoire dans cette idée ? Quels que soient les moyens particuliers de déterminer l’infaillibilité, nous pouvons laisser de côté cette objection abstraite [6].