Le Monde des religions
Désir et amour au sein du christianisme
publié le 06/03/2012
Mardi 6 mars à 23h30, France 2 diffuse un documentaire de 52 minutes, intitulé La vie amoureuse des prêtres. Le réalisateur David André raconte l'histoire croisée de trois hommes d'Eglise : Kilien, filmé pendant sa liaison cachée avec une femme, annonce la vérité et dit adieu à ses paroissiens ; Gabriel, qui vient tout juste d'être exclu de l'Eglise, se marie avec sa compagne après quarante ans de liaison cachée ; et enfin, Sébastien, un jeune séminariste, qui à l'inverse des autres s'engage sur la voie du célibat. Il est ordonné dans la cathédrale d'Orléans.
Un documentaire diffusé au moment où nous publions dans l'édition mars-avril du Monde des Religions un dossier sur l'amour au sein du christianisme. Nous vous proposons ci-dessous de lire en intégralité l'analyse de la psychanalyste Lucrèce Luciani-Zidane qui explique pourquoi, selon elle, l'exigeante conception de l'amour - irréductible ennemie du désir - forgée par saint Paul aux début du christianisme, aurait partie liée avec l'acédie, cette mystérieuse maladie de l'âme qui hante le christianisme...
La triste victoire d'agapè sur eros
Dans le traitement de l’idée de l’amour, aussi bien par la philosophie que par la théologie, l’habitus intellectuel procède à travers les trois catégories : agapè (amour divin), eros (désir) et philia (amitié). Or, par un retour, à la lettre, du Nouveau Testament, il pourrait s’avérer que cette grille soit inappropriée. Ouvrons les tiroirs des trois mots dans leur définition primitive, leur champ d’application.
Dans agapè se dissimule un tiroir à double fond : rappelons que les Épîtres pauliniennes ont été rédigées avant les Évangiles. Or le terme féminin d’agapè a été entièrement forgé par saint Paul. Agapè désigne la capture de l’amour par le christianisme en même temps qu’elle le nomme. C’est avant tout ce topos (lieu), cette invention structurale d’un nouvel amour qu’il faut d’abord saisir parce que c’est justement la seule façon de comprendre ce que agapè exprime : l’amour de Dieu ! Amour spontané, incompréhensible, paradoxal et non motivé de Dieu pour sa créature obligée, l’homme. Non pas l’amour pour Dieu, ce qui est de l’ordre du contresens – aussi bien signifiant que directionnel. Cet amour, dont seul Dieu est le sujet, s’offre comme le paradigme exclusif à l’homme, qui ne peut que s’y obliger. Y répondre non pas réciproquement mais le répandre.
Amour gratuit, inconditionnel, sacrificiel, sans objet, sans recherche d’intérêt, autant de qualificatifs qui prennent alors tout leur relief dans leur mise à mal (à mort) de l’eros aussi bien dans chaque homme que dans la philosophie de Platon comme celle des principes cosmiques d’amour et de haine d’Empédocle. Ce nouvel amour, essence de la chrétienté et non pas son attribut, n’a pas grand-chose à voir avec la charité (caritas) ni dans sa notion ni dans sa traduction consensuelle. Il est posé une fois pour toutes au tableau de la chrétienté.
L’exclusif de l’amour de Dieu
D’où cet autre tiroir à double fond : il n’y a pas deux formes d’amour dans le Nouveau Testament comme on l’entend dire de plus en plus souvent. De Paul aux Évangiles, le commandement d’amour – spécifiquement chrétien – d’aimer son prochain c’est : « Aime ton prochain comme toi-même tu es aimé de Dieu. » Être chrétien, ce n’est pas aimer Dieu mais aimer comme Lui, c’est-à-dire comme elle, l’agapè.
Contrairement au terme d’agapè qui est d’usage mineur dans la langue grecque et à qui Paul a mis le feu pour incendier le nouvel amour chrétien, le terme d’eros est d’une importance capitale pour la culture grecque. On le traduit habituellement par « désir » et c’est bien justement en cela qu’il s’oppose – à la lettre comme dans l’esprit – à l’agapè qui, elle, se formule explicitement comme sans désir. La charge – militaire – d’agapè contre eros est terrible : eros est éliminé, détruit, éradiqué pour laisser place à l’exclusif de l’amour de Dieu. C’est exactement le sens des Épîtres pauliniennes ou alors on n’a pas lu Paul et à sa suite les Évangiles qui lui emboîtent le pas, justifiant cet amour impossible (et revendiqué comme tel). Mais là non plus, on ne peut se contenter de refermer le tiroir sans y voir ce qui est la plupart du temps négligé sinon dissimulé : au-delà du meurtre du désir (et pour parler de la sexualité par exemple, la chrétienté ne fait là aucune preuve d’originalité, toutes les autres religions traquent l’excès sexuel y compris la tradition stoïcienne), il s’agit du meurtre du dieu grec de l’Amour. Le dieu Eros est tué avec ce qui le nomme : sa philosophie et sa poésie de l’amour même ; à sa racine. Le voir en face permet de saisir ce qui découle de cette fameuse révolution de l’amour et ce que ça « révolutionne » : pour le christianisme, les deux notions d’eros et d’amour humain sont strictement équivalentes. C’est donc l’amour humain dans toutes ses manifestations, qu’elles soient sensuelles, agressives, amicales, familiales ou amoureuses qui est condamné. Et c’est d’ailleurs là tout le sens du fameux appel lucanien à la haine chrétienne requise pour suivre Jésus : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait point son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même encore sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14, 26).
Philia, bouche-trou intellectuel
Le discours chrétien de l’amour est parfaitement construit comme abouti : amour de Dieu et amour humain, eros et agapè, sont antinomiques. C’est sans doute le discours de l’« érotique » Nietzsche mais sait-on que c’est aussi l’analyse du fameux théologien protestant (un « agapique » pur et dur) Anders Nygren, qui, dans les années 1930 publie le coup de tonnerre Érôs et Agapè (*) par lequel il démontre magistralement cette radicale opposition des deux amours. Ce qui réunit les deux approches bien distinctes du philosophe et du théologien est alors ceci : à travers leur rigoureuse généalogie de l’amour chrétien ressort de manière implacable la vérité de l’amour occidental, sa scène primitive. La querelle eros/agapè est au fondement de notre civilisation et ne fait pas partie de notre musée culturel comme une chose obsolète.
Dans les deux tiroirs à la fois, le polichinelle de la philia : voilà ce que la religion – et à sa suite la philosophie – exhibe au mépris de sa vérité la plus sacrée, alors que l’amitié n’a strictement rien à faire ni à voir dans l’éthique de l’amour chrétien. On peut tourner les choses dans tous les sens, philia se place sur le versant de l’eros et à ce titre elle est condamnable et condamnée par l’hégémonie de l’agapè. Bouche-trou intellectuel, philia ne servirait-elle pas uniquement à masquer les conséquences anthropologiques de l’invention chrétienne de l’idée de l’amour ?
De solution à l’antinomie des deux amours, il n’y a pas et il n’y aura point. Alors, rester au binaire de l’amour paulinien (chrétien) ? Avançons plutôt d’un pas : il y a bien trois protagonistes dans cette affaire de l’amour qui pourrait alors se formuler ainsi : agapè, akedia, eros. L’acédie (dans sa traduction française et le plus souvent usitée sous le vocable latin acédia) apparaît comme la maladie spécifique de l’amour chrétien. Centrale dans cette trilogie, elle signale d’une part l’antinomie effective des deux amours et en même temps la perversion de l’amour via un eros à jamais défiguré. L’acédie, cause et effet de sa maladie, exprime tout autant qu’elle dissimule du non-amour de Dieu sous des formes spectaculaires comme larvées : tristesse « spéciale », paresse « insane », mélancolie « gravissime » ; sans compter la kyrielle illimitée de ses effets : désespoir, abattement, dégoût, etc., tous doctement épinglés dans une devanture inutile par la Tradition comme par la pensée profane.
Le point aveugle de notre culture
On ne la trouve dans aucune autre religion puisque aucune autre religion n’a eu comme visée, comme éthique, de prétendre supprimer Eros, le dieu grec de l’Amour. Comme l’écrit Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal : « L’amour chrétien ne s’est pas débarrassé d’Eros, il l’a empoisonné. » À l’œuvre dans le Nouveau Testament – où elle n’est jamais nommée – dans la fuite comme dans le sommeil à mort des disciples (jamais expliqué), elle détient la clef du jardin de Gethsémani, faisant la nuit en plein midi et se jouant des mises en garde de Jésus quant à sa « tentation ». Jésus qui la connaît pour l’avoir rencontrée au désert, s’il faut en croire Origène. Celui-ci remarquant que les Évangiles n’en souffleront mot et qui la placera dans un triptyque christique entre la lâcheté (fuite) et le coma du sommeil. C’est dans la spiritualité érémitique qu’elle prend place dans la concaténation des huit vices (démons) – gourmandise, fornication, avarice, tristesse, colère, acédie, vaine gloire, orgueil – comme le « pire du Pire », le plus grave de tous.
Et en effet rien de plus concret que cette « étrange-erre » dont l’activité spécifique comme exclusive est la mise à mort de l’amour de Dieu. Dans son Traité pratique, le père du désert Évagre le Pontique (IVe siècle) l’incarne sous la forme horrifique du démon méridien tuant à coups de gourdin la piété dans les déserts primitifs. Intériorisée grâce au concupiscent Augustin, elle se dissimulera à la fois dans l’homme et dans le point aveugle de notre culture occidentale, au-delà de la mort de Dieu.
Akedia, mot féminin, écrit la vérité de la querelle eros/agapè en même temps qu’elle l’« encrève ». Appendue à l’agapè comme son chancre, issue de la côte de Jésus et non pas de la corne de Satan, elle endosse hideusement l’impossible de l’amour chrétien qu’elle incarne instantanément en amour intenable. Rebut de notre pensée, n’est-elle pas le rébus de la jouissance et du désir, un défi dans notre civilisation ?
(*) Anders Nygren, Érôs et Agapè. "La notion chrétienne de l’amour et ses transformations" (Cerf, 2009).