- Les cultures des plaisirs à la cour seldjoukide, entre islam et paganisme
- Jean-David Richaud
- Dans Hypothèses 2018/1 (21), pages 47 à 56
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Dieu que Téhéran était triste. […] Ces jeunes femmes magnifiques qui dansaient, dans des tenues et des poses très érotiques, en buvant des bières turques ou de la vodka, sur de la musique interdite en provenance de Los Angeles remettaient ensuite leurs foulards et leurs manteaux et se perdaient dans la foule de la bienséance islamique. Cette différence si iranienne entre le biroun et l’andaroun, l’intérieuret l’extérieur de la maison, le privé et le public […], était poussée à l’extrême par la République islamique [size=16][1][size=26][1]M. Énard, Boussole, Paris, 2015, p. 244..[/size][/size]
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On retrouve dans cet extrait un thème cher aux iranisants, magnifiquement retranscrit par Mathias Énard : l’opposition entre un extérieur islamique, rigoriste, temporaire, et une identité profonde, multimillénaire, celle de l’Iran grand et éternel, fait de fêtes et de philosophie, de vin et de sagesse. Comme souvent, c’est sur la question des plaisirs qu’achoppe cette opposition entre l’apparence extérieure et la réalité intérieure ; le plaisir est le révélateur de cette opposition qui traverse la plupart des regards occidentaux sur la Perse. Les études seldjoukides, pour leur versant iranisant, ne font pas exception à la règle. L’histoire des Seldjoukides est celle de la renaissance de la grande et brillante civilisation persane sous le voile pudique de l’orthodoxie sunnite. On les présente ainsi régulièrement comme une dynastie avec l’apparence d’un État champion de l’islam sunnite orthodoxe mais qui, à l’instar des Ghaznévides, est en réalité complètement persanisée [size=8][2][size=26][2]Le lecteur peut se reporter par exemple à R. Grousset, L’Empire…. Ce schéma explicatif, malgré sa très grande popularité chez les historiens, est néanmoins problématique pour plusieurs raisons ; il n’est tenable qu’en considérant les esprits les plus brillants de cette époque comme schizophrènes, ou en imaginant que les sultans seldjoukides étaient des incultes ne comprenant pas l’islam dont ils s’affirment pourtant les défenseurs, voire des hypocrites. Tout cela explique les réticences que l’on peut avoir à y souscrire.[/size][/size]
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Nous proposons dans cet article un autre schéma explicatif, qui ne repose pas sur une opposition entre un intime persanisé et un extérieur islamisé mais sur un ensemble culturel unique – la cour seldjoukide – et néanmoins complexe, qui voit concurremment plusieurs traditions culturelles dialoguer, se combattre et évoluer. Comme Énard, nous mettrons en évidence cela en nous fondant sur la représentation des plaisirs, qui serviront de révélateurs. Par plaisir, nous entendons tout ce qui amène au bonheur et qui satisfait un désir, comme nous y invitent la littérature étudiée et l’introduction de ce séminaire.4
La cour seldjoukide s’est formée dans les régions orientales de l’empire islamique, le Khurāsān, dans les premières décennies du xie siècle. Elle était mobile et ne se trouvait presque jamais dans des palais, préférant résider dans des camps, en tentes, selon la coutume des steppes [3][3]D. Durand-Guédy, « The tents of the Saljuqs », dans…. En dehors de la question de l’habitat, la cour seldjoukide est une cour islamique à la fois classique et originale. Elle est classique car on y retrouve tous les personnages d’une cour musulmane : religieux, vizirs et secrétaires, les ghulams [4][4]Désigne des esclaves-soldats achetés par des émirs ou le sultan. et les émirs. On y rencontre également des poètes et des savants, surtout attestés à partir de la deuxième moitié du xie siècle. À l’inverse, de nombreuses caractéristiques sont propres aux Seldjoukides. Cette cour se singularise d’abord par son multilinguisme. En effet, on y parle le persan, l’arabe et le turc ; vu l’importance de la poésie persane à la cour seldjoukide, il est très vraisemblable que le persan devait prévaloir sur l’arabe comme langue de culture et devait sans doute être compris par l’immense majorité de l’élite curiale. Quand nous ferons mention de « persan » pour cette époque, surtout du point de vue culturel, cela renverra à une aire qui ne correspond pas à l’Iran actuel mais aux régions du Khurāsān et de la Transoxiane. La dernière particularité de la dynastie seldjoukide est son origine turque. Si avoir des dirigeants turcs au Moyen-Orient n’est pas une grande nouveauté, la revendication de cette origine, dont les Seldjoukides tiraient une certaine fierté, est en revanche inédite sur les terres abbassides [5][5]A. C. S. Peacock, The Great Seljuk Empire, Édimbourg, 2015,…. Cela a pour conséquence directe le refus de se couler dans un certain moule culturel arabo-sunnite que les Seldjoukides attiraient néanmoins par leur qualité revendiquée de défenseurs de l’orthodoxie sunnite. Comment les différentes traditions culturelles ont-elles façonné cette cour grâce au filtre des plaisirs ?