[size=45]En Hongrie, la « reconquista » chrétienne passe par l’école[/size]
Jean-Baptiste François, à Budapest , le 16/12/2018 à 13h25
Dans un pays où la part des chrétiens pratiquants ne dépasse pas 10 % de la population, le gouvernement entend rompre avec la neutralité religieuse de l’État en favorisant les établissements confessionnels.
Une « révolution conservatrice » qui ne se répercute pas dans la fréquentation des lieux de culte.
Certains religieux mettent en garde contre une rechristianisation au pas de course dans laquelle les églises pourraient se perdre.
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Hongrie, Hongrie, Budapest: un prêtre mène un groupe d'enfants dans la nef de la basilique Saint-Étienne. / Visum/StudioX
Il est loin, le temps où le député Viktor Orban raillait ses camarades chrétiens-démocrates. Les « soutanes », comme il les appelait au parlement hongrois. « À genoux, faites la prière ! », leur lançait-il au début des années 1990. C’était une autre époque. De retour au pouvoir depuis 2010, il aime maintenant citer son prédécesseur, József Antall, premier des premiers ministres hongrois après la chute du bloc soviétique : « En Europe, même les athées sont chrétiens. »
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« Christianisation des écoles »
Cette « révolution conservatrice » voulue par Viktor Orban commence dès la maternelle aujourd’hui. Depuis la rentrée scolaire 2018, les instituteurs ont à leur disposition un kit pédagogique avec pour programme de réveiller « la conscience nationale, les valeurs culturelles chrétiennes, l’attachement à la patrie et à la famille ». Le dernier maillon d’une réforme en profondeur.
Dès 2011, l’Église a été encouragée à reprendre en gestion les établissements jusque-là confiés à des collectivités locales financièrement exsangues. Puis en 2013, les collégiens de l’enseignement public ont dû faire un choix entre deux enseignements : catéchisme ou morale (chrétienne).
Pour le gouvernement, il s’agit d’une réparation. Avant l’invasion soviétique, 22 % des écoles étaient catholiques. Une statistique réduite à 4 % en 2010. « Aujourd’hui, nous sommes revenus à 10 %, même pas la moitié par rapport à autrefois. On veut s’approcher de ce qui aurait dû être l’état naturel de la Hongrie », explique à La Croix Bence Rétvari, secrétaire d’État au ministère des ressources humaines.
« Les gouvernements précédents de gauche ont mis des obstacles en donnant moins de subventions par élève aux écoles confessionnelles. C’est ce qui a empêché le processus de christianisation des écoles. Depuis que le financement est rétabli, de plus en plus de parents revoient leur choix », poursuit-t-il.
Les parents en résistance passive
En 2018, l’État a versé 200 000 Forins (620 €) pour chaque enfant scolarisé dans des établissements gérés par les Églises chrétiennes. À cela s’ajoute une enveloppe annuelle de 400 millions de Forins (1,24 million d’euros) pour soutenir l’éducation à la foi et à la morale entre 2013 et 2018. Un montant qui sera doublé en 2019. L’association « La voix des parents » calcule que la dépense par enfant est trois fois plus importante dans les établissements confessionnels que dans les écoles publiques.
Selon une récente étude menée auprès de 11 000 personnes par l’association, 80,9 % des parents d’élèves désapprouvent ce choix. « Je suis scandalisé que nos impôts aillent aux écoles religieuses alors que les établissements publics sont dans un état désastreux, c’est une nouvelle sélection », témoigne un parent anonyme.
Dans les faits, peu de familles ont publiquement protesté. Bence Rétvari assure que la réforme n’a rien d’une marche forcée : « En général, l’Église ne prend en charge un établissement que si les deux tiers des parents d’élèves sont d’accord ». Un mirage, estime Peter Rado, expert du système éducatif hongrois. « Depuis le communisme, les Hongrois sont passés maîtres dans l’art de l’adaptation. Ils vont là où sont les moyens, mais il ne faut pas s’imaginer que ce genre de mesure va les rendre plus croyants », souligne-t-il.
L’exécutif promet qu’aucun enfant ne sera contraint d’aller à la messe. Il mise sur une sensibilisation en douceur. « C’est une bonne chose si les gens et la foi ont un lieu pour se rencontrer. Pour les élèves, mais aussi pour les parents auprès de qui les écoles chrétiennes font également un travail d’évangélisation », souligne Bence Rétvari. Tant pis pour le principe constitutionnel de neutralité religieuse. Le secrétaire d’État assume : « On ne peut pas éduquer les enfants en leur disant qu’il n’y a pas de vérité, en restant à la même distance de tout. Nous ne voulons pas que les futures générations deviennent sans valeurs. »
École cherche vocation sociale
L’Église catholique reconnaît avoir du mal à absorber ce changement. Mgr Miklos Beer, évêque de Vac, à une heure au nord de Budapest, a pris beaucoup d’écoles en gestion. Sur son diocèse, 32 établissements sont désormais sous sa responsabilité, soit deux fois plus qu’avant la réforme. Mais il le reconnaît, pour la plupart d’entre elles, « nous avons juste changé la plaque à la grille d’entrée ».
L’accompagnement scolaire et spirituel n’est pas à la hauteur de ses espérances. « Le gouvernement actuel pense ou croit que les Églises sont capables de résoudre toutes les questions brûlantes de la société hongroise. Mon expérience, j’ai un peu honte de l’avouer, me dit que nous n’en sommes pas capables. »
Pour Gabor Ivanyi, pasteur jadis député libéral et président de la confrérie évangélique hongroise, c’est la liberté même des Églises qui est en question. « Ce soutien financier du gouvernement ne peut pas être sans contrepartie », estime celui qui héberge dans ses structures 1 500 SDF et 3 000 élèves. Lui a préféré garder sa liberté, quitte à déplaire au pouvoir, prônant la solidarité envers les réfugiés. Le religieux en a payé le prix : son église a perdu le statut qui lui permettait de recevoir dons et subventions, en vertu d’une loi votée en 2011.
Risque d’ostracisme
Il n’est pas le seul à penser que la réforme en cours laisse des élèves sur le bord du chemin. Le spécialiste de l’éducation Peter Rado redoute l’éviction de ceux qui vont rester dans l’enseignement public. « Il y a déjà des écoles ghetto où les enfants Roms représentent 50 % des effectifs, alors qu’ils ne représentent que 14 % des élèves en moyenne », prévient-il.
Mgr Miklos Beer prend lui aussi ses distances avec cet exécutif qui se dit chrétien. « Il y a un problème de notion. Viktor Orban est un néophyte, avec tout ce que les néophytes peuvent avoir parfois de radical », souligne l’évêque, qui prend à témoin l’entrée en vigueur cet hiver de la loi pénalisant les SDF. « Pour les chrétiens, il y a cette nécessité de penser le système en partant des plus faibles. C’est notre tradition pédagogique, salésienne, piariste, jésuite ou même franciscaine. Toutes ont eu ce point de départ, avant de former des élites. »
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– La loi fondamentale hongroise de 1949, profondément remaniée en 1990 après la chute du communisme, garantit la liberté de conscience, la séparation de l’Église et de l’État et la neutralité de celui-ci en matière religieuse.
– Sa modification en 2011 avec l’arrivée des conservateurs du Fidesz au pouvoir, apporte de la nuance. « Chacun a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion », « l’État et les Églises fonctionnent séparément », « les Églises sont indépendantes », mais « l’État s’entend avec les Églises pour résoudre les questions collectives ».
– En 2013, le transfert de la gestion d’une partie des écoles publiques aux Églises, entamé dès 2011, s’est accéléré. Entre 2010 et 2018, la part d’écoles confessionnelles est passée de 4 % à 10 %.
– Il existe peu de statistiques en Hongrie sur les communautés religieuses. Selon les chiffres du World Facts book de la CIA, en 2011, il y avait 37 % de personnes catholiques et 13,8 % de protestants réformés. Selon Gyorgy Gabor, universitaire philosophe des religions à Budapest, la pratique dominicale (qui vont à la messe tous les dimanches) s’élève à 10 %.
Jean-Baptiste François, à Budapest