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Le monde social a horreur du vide, et l’islam a trouvé ici une place

2 participants

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Josué

Josué
Administrateur

[size=65]“Le monde social a horreur du vide, et l’islam a trouvé ici une place de choix”[/size]
16/12/17 11h18
Le monde social a horreur du vide, et l’islam a trouvé ici une place  Anne_laffeter[size=10]PAR
Anne Laffeter

Dans "Loyautés radicales", le sociologue Fabien Truong se plonge dans la vie de quelques jeunes hommes de Grigny, commune de l’Essonne où a grandi Amédy Coulibaly, le terroriste de l'Hyper Cacher. Une manière pour lui d'essayer de mieux comprendre le phénomène de "radicalisation" et la place de la religion dans les quartiers et ainsi, peut-être, de mieux saisir "pourquoi s’exprime, aujourd’hui, un désir d’islam chez une frange de notre jeunesse".
Pouvez-vous expliquer votre démarche, celle de vous rendre à Grigny pour rencontrer des jeunes qui ont côtoyé Amédy Coulibaly, le terroriste de l'Hyper Cacher ?
Fabien Truong - Tout commence par une journée presque absurde, celle de "mon" 13 novembre 2015. Je me rends à Grigny, la ville dans laquelle Amédy Coulibaly a grandi, dans le cadre d’un travail avec mon collègue Gérôme Truc sur la commémoration autour des attentats de janvier que mène un collectif d’habitants. Nous rencontrons des personnes, qui ont des profils très différents et évoquent, au fil des discussions, le garçon qu’ils connaissaient, "leur" Amédy... J’entends beaucoup d’anecdotes à son sujet qui, d’une certaine façon, me sont familières, pour travailler avec et sur les jeunes qui habitent en cité depuis un moment. On me parle du garçon "normal". Nous parlons "attentats" pendant plusieurs heures puis la soirée nous tombe dessus. J’apprends quelques jours plus tard la mort d’un copain au Bataclan. Cela fait aussi un petit moment que je suis confronté à ces fameux phénomènes dits de radicalité en Seine-Saint-Denis. Bref, j’ai besoin de mieux comprendre.

Cela passe par revenir à Grigny, puis par y établir une présence durable. L’idée est de travailler des biographies dans la dentelle pour sortir des points de vue "d’en haut", et par là de démêler les logiques à l’œuvre derrière des phénomènes différents (le départ sur zone de guerre, l’attentat sur le sol de son propre pays, le besoin d’ordonner sa vie autour de l’islam) que l’on range derrière la même étiquette : "radicalisation", "islam radical". Derrière, il y a une vraie question : pourquoi s’exprime, aujourd’hui, un désir d’islam chez une frange de notre jeunesse - les mauvais garçons de la nation : de milieu populaire, issu de l’immigration, passé par la délinquance. Et comme un contexte ne se comprend jamais mieux que dans la comparaison, j’essaie de penser ensemble les faits minoritaires dont tout le monde parle (le passage à l’acte violent) mais aussi le fait majoritaire : la résilience : le chemin vers une forme de pacification intérieure.
On suit de façon serrée six garçons, dont Amédy Coulibaly. Je m’intéresse surtout au "garçon d’avant" que l’on comprend mieux en l’observant avec les autres. Il y a notamment Adama, son copain d’enfance qui, bien que passé par les mêmes galères suit un tout autre parcours. Et puis il y a un septième personnage qui cherche aussi à trouver sa place avec ces garçons, qui est celui du sociologue. Le lecteur sait donc aussi d’où je parle et comment je mène l’enquête - ce qui change un peu des points de vues autorisés d’une époque où moins on est près du terrain et des hommes, plus on émet des avis définitifs.
Comment entendez-vous le mot "radicalisation" dans votre travail ? Comment est-il utilisé en général ? Vous ne semblez souscrire ni à “l’islamisation de la radicalité” de Olivier Roy ni à la “radicalisation de l’islam” portée par Gilles Kepel…
Le mot de "radicalisation" a d’abord été un progrès, surtout à partir des années 1980, dans les sciences politiques pour comprendre pourquoi des individus pouvaient avoir recours à la violence politique. Au lieu de dire qu’ils étaient possédés par une idéologie manipulatrice, on a commencé à s’intéresser, avec la radicalisation, à des trajectoires, des processus, des contextes. Bref, à considérer comment les individus construisent leur recours à la violence politique et lui donne un sens, plutôt que de décrire des pantins idéologisés. Mais le sens des mots change avec le vent de l’histoire. Aujourd’hui quand on parle de radicalisation, on pense "terrorisme islamiste mondialisé" et protection contre le risque d’attentat. La radicalisation va de pair avec la déradicalisation, qui est devenu un petit business en soi. La peur que ce terme suscite se combine à une peur plus diffuse de l’immigration et, plus encore, des jeunes qui habitent aux marges de nos villes, dans une société paralysée par le chômage de masse et la ségrégation urbaine. L’islam faisant alors implicitement lien et liant entre ces angoisses. Dans ce contexte, le débat se réduit de plus en plus à des conversations culturelles. Elles correspondent par ailleurs à la façon dont Daech pose le problème : est-ce la faute de l’islam - ou de l’Ouest ? Le débat français est ici révélateur.
Deux islamologues ont structuré l’opinion intellectuelle. Gilles Kepel parle d’une "radicalisation de l’islam" qui dit en gros que l’interprétation des textes s’est durcie, est devenue plus intolérante et guerrière, et que, par ricochet, les exclus qui peupleraient les banlieues sont devenus plus durs et plus violents. Cette radicalisation idéologique aurait produit une nouvelle génération de djihadistes. De l’autre côté, Olivier Roy, avec "l’islamisation de la radicalité" estime que la radicalité est présente avant, que l’islam est un drapeau brandi a posteriori pour habiller une génération nihiliste, qui ne croit plus en rien et qui est fascinée par la mort. Cette opposition, théorique, est finalement très radical chic. Elle révèle les deux faces d’une même médaille : l’absence d’enquête empirique. Elle se base sur des interprétations de coupures de presse, des analyses d’interprétations de textes religieux et, dans le cas de Kepel et Roy, une expertise reconnue en tant qu’islamologue. Mais la chaire des "radicaux" de la banlieue reste un faire-valoir. Au mieux, "la radicalisation de l’islam" est tautologique : un jeune prêt à tuer et mourir pour Allah est bien sûr convaincu par des idées qui ordonnent une certaine vision du monde.
Mais à quels problèmes concrets répond une telle interprétation intolérante du texte religieux ? Et pourquoi, finalement, relativement peu de passage à l’acte si cette idéologie était si répandue dans les cités de France ? Quant au "nihilisme" - s’il y a derrière une intuition plus fine (la religion répond à des problèmes et les idées ne flottent pas dans les airs), cela reste un peu court. Quand on passe du temps avec ces jeunes, il y a tout sauf du "rien". Il y a des espoirs, des croyances, des ambivalences, des peurs, des deuils, du non dit, des aspirations, des plans, des dettes, etc. L’islam n’existe pas abstraitement. L’"imaginaire politique flottant", c’est ce que vend Daesh. Mais une religion est toujours interprétée dans un contexte par des personnes en quête de quelque chose qui les dépasse et les rassurent. Alors, il faut prendre le temps.
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“Quand on passe du temps avec ces jeunes, il y a tout sauf du 'rien'.”

Qu’entendez vous par le titre de votre ouvrage, Loyautés radicales ?
Je préfère en effet parler de Loyautés radicales plutôt que de la radicalisation qui implicitement laisse penser que la source du problème se loge ailleurs (sur internet, dans les mosquées, en Syrie, etc.). Inversement, l’idée de loyautés permet de bien voir comment ces "mauvais garçons" vivent ici et maintenant, en France. D’abord, il y a le fait que la cité est un monde social qui produit une multitude de conflits de loyautés. Les "mauvais garçons" cloisonnent les différentes sphères de leur vie : on ne peut ni tout dire ni promettre la même chose à ses parents, ses éducateurs, ses frères, ses sœurs, ses profs, ses équipiers de business, etc. Dans la résolution de ces conflits, la religion joue un rôle assez central. Il y a aussi une loyauté profonde envers le modèle de société capitaliste occidental : la valorisation de la virilité, de la compétition, de la réussite matérielle et leur mise en spectacle. Tout cela fatigue, produit des ambivalences, nourrit un besoin d’altruisme qu’il faut apprendre à canaliser. Et comme on se situe aux marges de notre société, ce rapport au désirable est logiquement plus extrême. On dit souvent que le retour à la religion tient du communautarisme traditionaliste, mais c’est surtout un acte hyper individualiste de conversion et d’auto-valorisation de soi. Et puis les "terroristes maisons" qui passent à l’acte comme Amédy Coulibaly s’inscrivent, concrètement, dans une démarche qui tient plus de la continuité envers leur passé que de la rupture qu’ils affichent. Finalement, ce livre traite de l’envers du décor de notre société capitaliste, sur les inégalités, la violence et les frustrations qu’elle produit.

“On dit souvent que le retour à la religion tient du communautarisme traditionaliste, mais c’est surtout un acte hyper individualiste de conversion et d’auto-valorisation de soi.”

Vous écrivez : “La religion est sans conteste devenue une ressource morale qui a bien peu d’équivalent dans la vie sociale de beaucoup de jeunes, tout en devenant un stigmate vis-à-vis de l'extérieur”. Vous constatez donc l’implantation de l’islam dans les quartiers mais vous semblez regretter les prises de position qui s’en inquiètent. Pourquoi ?
Je ne regrette rien au sens où je ne suis pas là pour dire ce qui est bien ou n’est pas bien. S’il fallait le répéter, comprendre a très peu à voir avec excuser comme a pu le laisser sous-entendre avec grandiloquence un ancien premier ministre... D’ailleurs, quand vous êtes dans un rapport éducatif – j’ai été prof dans plusieurs Zep avant d’être sociologue, vous ne pouvez rien construire si vous mélangez ces deux registres. Il faut comprendre les fautes ou les manquements pour espérer pouvoir agir dessus… Pour revenir à votre remarque, je constate simplement qu’aujourd’hui – et c’est le fruit de l’histoire récente des quartiers populaires - le rapport entre adultes et jeunes est moins ténu et moins tenu, que nombre d’instances de socialisation ne fonctionnent plus très bien et que le rapport entre génération est plus compliqué. Ce qui fait que, à bon nombre de questions que se posent les jeunes, il y a trop peu d’adultes avec des débuts de réponses contradictoires. Dans un contexte où la stigmatisation à l’égard des banlieues n’a probablement jamais été aussi fort.
A un âge où l’on cherche sa place en s’opposant, il y a un besoin de réponses. Le monde social a horreur du vide, et l’islam a trouvé ici une place de choix. On peut faire la morale de loin et jouer les vierges effarouchées depuis les quartiers cossus de Paris. Ou acter que la religion offre des réponses métaphysiques et politiques que la société peine à fournir. Qui sont les interlocuteurs pour parler de la mort et de la violence dans les quartiers chez les garçons ? Comment apprendre à faire le deuil d’un copain parti trop tôt ? Quel est le récit collectif et le projet de société que proposent les adultes et les élus à la jeunesse ? La religion offre alors des voies de salut. Soit on part de ce qu’elle dit, en la prenant au sérieux. On commence à parler politique, deuil, injustice sociale, combat ordinaire et la religion trouvera alors très rapidement sa place parmi le reste. Soit on fait l’autruche. La religion est moins un opium qu’un médium.

“La religion est moins un opium qu’un médium.”

Une religion pratiquée de manière plus ou moins rigoriste, quelle qu’elle soit, promeut aussi un modèle inégalitaire des rapports entre hommes et femmes, un rapport sexiste, et des préjugés sur les sexualités et les genres différents. Le pendant négatif de ce medium, comme vous dites, n’est-il pas l’enfermement des jeunes femmes dans une sphère privée très normative et la persécution des différences sexuelles ?
En fait, “la religion”, ça n’existe pas vraiment. La compréhension d’une religion – et de ce que les hommes et les femmes en font à un moment et à un endroit donné – dépend d’une série d’interprétations et de traductions de textes jugés comme sacrés, qui ont eux mêmes été écrits dans des contextes précis. Entre le travail d’interprétation d’un théologien soucieux de prendre en compte les problèmes que posent la langue, l’histoire ou la géographie et une perception littérale qui se focalise sur des bouts de textes transformés en slogan, il y a tout un continuum de récits possibles. Et le fait – indéniable – que la religion sert régulièrement à asseoir la domination des hommes sur les femmes en contrôlant leur sexualité et leur mobilité – renvoie à une question anthropologique qui traverse le temps et les lieux : la domination masculine. En ce sens, la religion comme medium du machisme renvoie à cette oppression générale. Et c’est de cette oppression qu’il s’agit et dont il faut parler. Après, réduire la religion à cette seule oppression, c’est à nouveau ne pas vouloir regarder le contexte. On voit par exemple, dans le livre, que la religion peut servir de ciment dans des histoires amoureuses où chacun trouve sa place dans le dialogue, comme dans le couple que forment Tarik et Marie. Et quand on s’intéresse au cheminement des femmes, comme nous le faisons avec Gérôme Truc dans un récent article publié dans la revue Mouvements (n°92, octobre 2017), Cinq femmes fortes. Faire face à l'insécurité dans une "cité de la peur", on peut s’apercevoir que les voies de la résistance ordinaire et de l’émancipation peuvent autant se construire avec et sur la religion (c’est le cas de Anne avec la religion catholique, de Awa ou Aminta qui portent respectivement le hidjab et le tchador) ou alors contre l’intégrisme religieux (comme avec Gilberte et Aylin). Ce qui compte, c’est de quoi la religion devient le medium – ce à quoi elle renvoie, et non “la religion” en soi.
L’engagement dans la religion musulmane des “mauvais garçons” de la nation est un sujet qui pose problème. Est-ce lié à la rencontre de l’islam radical et de la délinquance comme cela a été le cas lors des attentats de 2015, notamment celui d'Amédy Coulibaly ?
Oui bien sûr, mais la rencontre est toujours tardive. La vraie question se pose en amont : comment devient-on un guerrier ? Avec Amédy Coulibaly, on voit comment toutes les dispositions et ressources nécessaires pour mener à bien l’horreur ont été acquises dans une socialisation délinquante durable et prolongée : le sang froid, la capacité à tenir le secret quand ça vous brûle les lèvres (la fameuse "taquiya", Amédy Coulibaly l’apprend en devenant un "braco"), se procurer des armes, avoir envie de tirer sur la police, couper les chaînes de relation entre les équipiers pour pas se faire "pécho", planifier un coup, etc. Quand vous approchez la trentaine et que vous avez passé plus de dix ans dans cet univers sans pouvoir vous reconvertir, vous êtes coincé dans une seconde zone, et vous développez la certitude d’être pris dans une impasse qui se terminera par la mort. L’attentat martyr permet d’anoblir cette seconde zone. Conversion religieuse rapide, discours de rupture (je suis le meilleur et je me bats pour les "miens") qui valorise en sous main la continuité dans les pratiques, avec une fin dans un grand spectacle offrant une célébrité mondiale. Quelque part, c’est presque la configuration la moins coûteuse. A ce point, soit on se focalise sur la religion, soit on se demande "pourquoi l’impasse ?". Et dans ce dernier cas de figure, l’antisémitisme offre, à peu de frais, un tableau qui renforce l’emprise de la haine.
Avez-vous été confronté à un antisémitisme important dans ce quartier ?
Il existe bel et bien une forme d’antisémitisme rampant, lié au besoin de rationalisation de l’injustice sociale et au besoin de la penser dans un cadre géopolitique plus large, avec notamment la balise symbolique de la Palestine. Il n’est pas partagé par tout le monde, loin s’en faut, mais il s’exprime relativement ouvertement dans certains cercles amicaux. Ce socle un peu évanescent peut par ailleurs tout à fait être discuté, dans le cadre d’une relation de confiance, comme on le voit dans mes échanges avec Marley. Il ne faut pas le minimiser et en prendre la bonne mesure. Mais il ne fait pas cause en soi : tout comme l’islam, il est mobilisé a posteriori quand la frontière entre le "eux" et le "nous" devient une déclaration de guerre. Toutes les enquêtes sérieuses sur les génocides et sur l’horreur ordinaire montre que pour passer à l’acte, il faut arriver à mentalement compartimenter le camp des humains dignes d’être protégés et celui des non-humains. De ce point de vue, je crois que le socle idéologique vient plutôt après ce grand partage mental qui s’appuie surtout sur des expériences concrètes de l’injustice et de la violence. Amédy Coulibaly vise clairement des juifs et pourtant, aucun proche – et j’en ai rencontré un certain nombre, n’a souvenir de propos anti-juifs ; c’était plutôt un taiseux. C’est comme avec Clarissa Jean-Philippe qu’il assassine avant l’horreur de l’hyper cacher. Il indique à ses otages que "lui" n’est pas comme "eux", qu’il ne tue pas des "femmes et des enfants". Dans son monde compartimenté, il ne voit donc plus la femme mais très probablement seulement la policière.
Quel portrait votre enquête vous permet-elle de dresser d’Amédy Coulibaly ? Pourquoi est-il passé à l’acte ?
C’est un faisceau et un tableau progressif : il n’y a pas "un" élément déclencheur et c’est aussi comme cela que j’ai bâti ce livre. C’est dans l’expérience, progressive aussi, de la lecture, que le tableau se dessine. Mais retenons au moins trois éléments. La mort de son meilleur copain, Ali, à 17 ans, tué par la police devant ses yeux et qui l’envoie en prison. Elle nourrit une haine viscérale de la police et une haine de soi : il vit depuis avec la culpabilité d’avoir survécu à son pote et de ne pas être parti à sa place. Aucun travail de deuil n’a jamais été mené après cet épisode. La certitude d’être dans une impasse et de ne jamais pouvoir sortir du cercle quartier-prison et de la transformation que la prison exerce sur lui : c’est l’univers dans lequel il a au départ eu le plus peur et dans lequel il va devenir un expert-protecteur. Les témoignages de ceux qui l’on côtoyé à 'l’université"  (terme utilisé par certains jeunes pour qualifier la prison - ndlr) sont ici éloquents pour comprendre cette escalade. Et puis la plongée, très lente, dans la religion en prison qui se fait à deux niveaux. Il y a d’abord la rencontre avec Djamel Beghal qui se fait dans la pitié et non la piété : cette personne "altruiste" le touche d’abord par son dénuement plus que par son idéologie – c’est un point central. Puis le fait, sur la fin, de pratiquer, avec un petit groupe de prisonniers qui se perçoivent comme des "élus".
Comment a-été reçu son acte atroce par son entourage et les jeunes gens qui le côtoyaient ? Comment en parlent-t-ils (ou pas) au quotidien ?
Ça dépend bien sûr du type de relations entretenues, mais c’est la sidération. Surtout pour les copains qui n’ont rien vu venir et qui sont obligés, eux aussi, de scinder leurs représentations et de mettre en rapport une horreur impensable avec des souvenirs très intimes qui font les garçons qu'ils sont devenus, en forgeant par exemple les valeurs dont ils se réclament aujourd'hui. Prenez Adama ou Mickey qui travaillent dans le social au nom des valeurs de solidarité incarnées par leur amitié d’enfance avec "Amédy" et qui luttent, sur le terrain, contre la violence et la tentation terroriste. Ici, l’enquête permet d’entendre ces voix brisées en deux.
Les jeunes que vous avez rencontré ont-ils des “désirs de Syrie”, d’aller combattre en Syrie ?
Oui, certains, et le profil n’est pas le même que pour les terroristes maisons. Il y a globalement dans ce désir, malgré le combat et la mort, l’envie de construire dans un ailleurs meilleur, de s’inscrire dans un projet politique et dans un puissant imaginaire de la fugue. Il y a encore beaucoup de projections imaginées, ce n’est pas tout à fait la même chose. On s’en rend bien compte avec Radouane, diplômé de master, que je connais depuis plus de huit ans et qui s’ouvre à ce désir dans le livre…
Que pensez-vous de la polémique entre Charlie Hebdo et Médiapart qui a éclaté autour de l'affaire Ramadan ?
On en reste malheureusement à une opposition idéologique d’en haut qui en dit beaucoup plus sur l’état de la presse en France et sur les positions simplifiées – et donc forcément irréconciliables - du débat à gauche sur l’islam qui se réduirait à "pour ou contre", puis à "pour ou contre la barbarie", sachant que Charlie Hebdo a vécu un drame qui lui vaut quoiqu’il arrive, un profond respect humain. Donc on retombe inévitablement sur des conversations culturelles un peu paresseuses. Il faut aussi ajouter cette forme d'hystérie du débat public et le durcissement des positions qui s'observent dans les contextes post-attentats, et a fortiori de répétition d'attentats, comme le montre mon collègue Gérôme Truc.

“Islamiser l’affaire Ramadan, c’est comme judéiser l’affaire Weinstein, et c’est passer à côté du sujet.”

Mais de quoi s’agit-il dans l’affaire Ramadan ? Il s’agit avant tout du problème des abus de pouvoir masculins et des violences sexuelles que permet l’autorité des hommes sur les femmes qui sont décuplés quand un homme jouit d’une situation qui lui confère aura, prestige et charisme. Quand on regarde concrètement les faits relatés, force est de constater qu’islamiser l’affaire Ramadan, c’est comme judéiser l’affaire Weinstein, et c’est passer à côté du sujet. Dire cela, cela ne revient pas à dédouaner la religion, bien au contraire, mais à replacer les choses dans un contexte plus transversal : la libéralisation de la parole des femmes à l’égard d’une société où existe un puissant inconscient machiste du viol. De ce point de vue, je trouve que cette polémique ressemble à un petit combat de coqs qui rate l’essentiel de ce qui se joue en ce moment…
Propos recueillis par Anne Laffeter

Mikael

Mikael
MODERATEUR
MODERATEUR

Cette analyse et des plus pertinente.

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