Russie : « Matilda », ou la naissance d’un mouvement orthodoxe extrémiste
Une violence sans précédent cible le film d’Alexeï Outchitel sur le tsar Nicolas II.
LE MONDE | 12.09.2017 à 15h01 • Mis à jour le 14.09.2017 à 09h00 |
Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
« Matilda », d’Alexeï Outchitel avec Lars Eidinger dans le rôle du tsar Nicolas II.
Tous les billets ont été vendus en quelques heures, mais la projection s’est faite sous haute surveillance. « Nous avons engagé plus de trente agents de sécurité (…). Dans la salle seront présents deux policiers, des responsables de sécurité, y compris en civil, et dans la rue aussi… », a précisé Anton Alexeïenko, directeur général du Réseau des cinémas en Extrême-Orient, cité par le journal Moskovski Komsomolets. Pour la présentation en avant-première de son film Matilda, Alexeï Outchitel avait choisi, le 11 septembre, la ville de Vladivostok, à plus de 9 000 kilomètres de Moscou où, ce matin-là, deux voitures flambaient devant les bureaux de son avocat, porteuses du message : « Brûlez pour Matilda ».
Depuis des mois, avant même sa sortie nationale prévue le 26 octobre, le film, qui raconte une amourette entre le dernier tsar Nicolas II et Mathilde Kschessinska, une danseuse, morte à Paris en 1971, suscite des actes de violence qui vont bien au-delà des manifestations sporadiques de courants ultraorthodoxes auxquels la Russie s’est habituée. Le 31 août, à Saint-Pétersbourg, un cocktail Molotov a visé la compagnie Rok dans les studios où Alexeï Outchitel, 66 ans, a en partie tourné Matilda ; le 4 septembre, une camionnette remplie d’essence et de bonbonnes de gaz a explosé en tentant de forcer les portes du cinéma Kosmos d’Iekaterinbourg.
« Pour la foi, le tsar et la patrie »
Entre-temps, des supporteurs de foot ont brandi à Moscou des banderoles « Pour la foi, le tsar et la patrie. Outchitel bas les pattes » ; plus d’une centaine de gérants de salles de cinéma ont reçu des menaces ; et une mystérieuse organisation, L’Etat chrétien-Sainte Russie, a envoyé une lettre au cinéaste, Grand Prix du Festival du cinéma russe d’Honfleur, en 2010, et bien en cour au Kremlin, lui ordonnant de ne pas diffuser son nouveau film. « Dans le cas contraire, les cinémas commenceront à brûler. »
Mardi 12 septembre, deux réseaux de cinéma, représentant 624 salles dans vingt-huit villes, ont annoncé qu’ils renonçaient à projeter Matilda. Une « décision forcée en raison des risques pour les spectateurs que fait peser une projection publique », ont affirmé leurs responsables. « Oui, on peut appeler ça du terrorisme, et la situation est assez inquiétante, déclare au Monde Konstantin Dobrynine, avocat d’Alexeï Outchitel. Nous avons adressé une demande au FSB [services de sécurité russes] pour qu’ils s’occupent de ces extrémistes, mais il faut les pousser. »
Michalina Olszanska dans le film d’Alexeï Outchitel, « Matilda ».
La condamnation du Kremlin
Pour certains orthodoxes, Matilda mettrait en avant un adultère entre la danseuse et Nicolas II – bien que la supposée liaison ait eu lieu avant le mariage de celui-ci – et porterait préjudice à l’image du dernier empereur de Russie, canonisé en août 2000 en tant que martyr. Comble de l’ignominie, selon eux : le rôle de Nicolas II est joué par un acteur allemand, Lars Eidinger. Bien que plusieurs évêques aient qualifié le long-métrage d’objet « blasphématoire », l’Eglise orthodoxe prend aujourd’hui ses distances avec ceux qu’elle qualifie de « radicaux ». « Tout cela témoigne d’un malaise mental ou spirituel », a réagi, mardi, Vladimir Legoïda, porte-parole de la patriarchie sur son site officiel.
Le Kremlin a également condamné ces violences, et le ministère de la culture a bien délivré, le 10 août, le visa d’exploitation du film qu’il a partiellement financé à hauteur de 268 millions de roubles (environ 4 millions d’euros). Mais il a aussi laissé aux autorités locales, dans les régions, le choix de sa diffusion, ou non, sur la base de « considérations [prenant en compte] les traditions et les coutumes des peuples présents sur leur territoire ». Matilda n’a aucune chance d’être vu dans certaines parties de la Russie, notamment dans le Caucase où les dirigeants ont déjà fait connaître leur opposition. Personne n’ira voir ce film « amoral », a ainsi décrété le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.
LA CROISADE EST SURTOUT MENÉE PAR NATALIA POKLONSKAÏA, ANCIENNE PROCUREURE DE CRIMÉE, AUJOURD’HUI DÉPUTÉE À MOSCOU DE RUSSIE UNIE
La croisade actuelle est surtout menée par Natalia Poklonskaïa, ancienne procureure de Crimée, aujourd’hui députée à Moscou de Russie unie, le parti au pouvoir. Monarchiste exaltée et pro-Poutine, l’élue s’est adressée, dès octobre 2016, au parquet général pour réclamer l’interdiction du film – sans succès. « Les actions des radicaux vont de pair avec ses déclarations publiques, assure Me Dobrynine. Samedi, elle avait publié une nouvelle diatribe sur son compte Facebook et, moins de quarante-huit heures plus tard, deux voitures ont été incendiées. »
Sans désarmer, Mme Poklonskaïa vient d’annoncer le dépôt d’une plainte après avoir obtenu la procuration d’une descendante de la famille impériale, Olga Koulikovskaïa-Romanova, présentée comme la veuve d’un neveu du tsar. Un tribunal de Saint-Pétersbourg a suspendu l’examen de l’affaire jusqu’au 30 septembre, le temps pour la plaignante, âgée de 91 ans et résidant au Canada, de fournir les preuves de sa filiation avec la famille Romanov.
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/09/12/matilda-ou-la-naissance-d-un-mouvement-orthodoxe-extremiste_5184497_3476.html
Une violence sans précédent cible le film d’Alexeï Outchitel sur le tsar Nicolas II.
LE MONDE | 12.09.2017 à 15h01 • Mis à jour le 14.09.2017 à 09h00 |
Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
« Matilda », d’Alexeï Outchitel avec Lars Eidinger dans le rôle du tsar Nicolas II.
Tous les billets ont été vendus en quelques heures, mais la projection s’est faite sous haute surveillance. « Nous avons engagé plus de trente agents de sécurité (…). Dans la salle seront présents deux policiers, des responsables de sécurité, y compris en civil, et dans la rue aussi… », a précisé Anton Alexeïenko, directeur général du Réseau des cinémas en Extrême-Orient, cité par le journal Moskovski Komsomolets. Pour la présentation en avant-première de son film Matilda, Alexeï Outchitel avait choisi, le 11 septembre, la ville de Vladivostok, à plus de 9 000 kilomètres de Moscou où, ce matin-là, deux voitures flambaient devant les bureaux de son avocat, porteuses du message : « Brûlez pour Matilda ».
Depuis des mois, avant même sa sortie nationale prévue le 26 octobre, le film, qui raconte une amourette entre le dernier tsar Nicolas II et Mathilde Kschessinska, une danseuse, morte à Paris en 1971, suscite des actes de violence qui vont bien au-delà des manifestations sporadiques de courants ultraorthodoxes auxquels la Russie s’est habituée. Le 31 août, à Saint-Pétersbourg, un cocktail Molotov a visé la compagnie Rok dans les studios où Alexeï Outchitel, 66 ans, a en partie tourné Matilda ; le 4 septembre, une camionnette remplie d’essence et de bonbonnes de gaz a explosé en tentant de forcer les portes du cinéma Kosmos d’Iekaterinbourg.
« Pour la foi, le tsar et la patrie »
Entre-temps, des supporteurs de foot ont brandi à Moscou des banderoles « Pour la foi, le tsar et la patrie. Outchitel bas les pattes » ; plus d’une centaine de gérants de salles de cinéma ont reçu des menaces ; et une mystérieuse organisation, L’Etat chrétien-Sainte Russie, a envoyé une lettre au cinéaste, Grand Prix du Festival du cinéma russe d’Honfleur, en 2010, et bien en cour au Kremlin, lui ordonnant de ne pas diffuser son nouveau film. « Dans le cas contraire, les cinémas commenceront à brûler. »
Mardi 12 septembre, deux réseaux de cinéma, représentant 624 salles dans vingt-huit villes, ont annoncé qu’ils renonçaient à projeter Matilda. Une « décision forcée en raison des risques pour les spectateurs que fait peser une projection publique », ont affirmé leurs responsables. « Oui, on peut appeler ça du terrorisme, et la situation est assez inquiétante, déclare au Monde Konstantin Dobrynine, avocat d’Alexeï Outchitel. Nous avons adressé une demande au FSB [services de sécurité russes] pour qu’ils s’occupent de ces extrémistes, mais il faut les pousser. »
Michalina Olszanska dans le film d’Alexeï Outchitel, « Matilda ».
La condamnation du Kremlin
Pour certains orthodoxes, Matilda mettrait en avant un adultère entre la danseuse et Nicolas II – bien que la supposée liaison ait eu lieu avant le mariage de celui-ci – et porterait préjudice à l’image du dernier empereur de Russie, canonisé en août 2000 en tant que martyr. Comble de l’ignominie, selon eux : le rôle de Nicolas II est joué par un acteur allemand, Lars Eidinger. Bien que plusieurs évêques aient qualifié le long-métrage d’objet « blasphématoire », l’Eglise orthodoxe prend aujourd’hui ses distances avec ceux qu’elle qualifie de « radicaux ». « Tout cela témoigne d’un malaise mental ou spirituel », a réagi, mardi, Vladimir Legoïda, porte-parole de la patriarchie sur son site officiel.
Le Kremlin a également condamné ces violences, et le ministère de la culture a bien délivré, le 10 août, le visa d’exploitation du film qu’il a partiellement financé à hauteur de 268 millions de roubles (environ 4 millions d’euros). Mais il a aussi laissé aux autorités locales, dans les régions, le choix de sa diffusion, ou non, sur la base de « considérations [prenant en compte] les traditions et les coutumes des peuples présents sur leur territoire ». Matilda n’a aucune chance d’être vu dans certaines parties de la Russie, notamment dans le Caucase où les dirigeants ont déjà fait connaître leur opposition. Personne n’ira voir ce film « amoral », a ainsi décrété le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.
LA CROISADE EST SURTOUT MENÉE PAR NATALIA POKLONSKAÏA, ANCIENNE PROCUREURE DE CRIMÉE, AUJOURD’HUI DÉPUTÉE À MOSCOU DE RUSSIE UNIE
La croisade actuelle est surtout menée par Natalia Poklonskaïa, ancienne procureure de Crimée, aujourd’hui députée à Moscou de Russie unie, le parti au pouvoir. Monarchiste exaltée et pro-Poutine, l’élue s’est adressée, dès octobre 2016, au parquet général pour réclamer l’interdiction du film – sans succès. « Les actions des radicaux vont de pair avec ses déclarations publiques, assure Me Dobrynine. Samedi, elle avait publié une nouvelle diatribe sur son compte Facebook et, moins de quarante-huit heures plus tard, deux voitures ont été incendiées. »
Sans désarmer, Mme Poklonskaïa vient d’annoncer le dépôt d’une plainte après avoir obtenu la procuration d’une descendante de la famille impériale, Olga Koulikovskaïa-Romanova, présentée comme la veuve d’un neveu du tsar. Un tribunal de Saint-Pétersbourg a suspendu l’examen de l’affaire jusqu’au 30 septembre, le temps pour la plaignante, âgée de 91 ans et résidant au Canada, de fournir les preuves de sa filiation avec la famille Romanov.
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/09/12/matilda-ou-la-naissance-d-un-mouvement-orthodoxe-extremiste_5184497_3476.html